Le monde qui a émergé de l’après-1991 est en train de s’effondrer devant nos yeux. La décision du président Poutine de ne pas être présent au pèlerinage d’Auschwitz, juste après son absence à la marche pour Charlie à Paris, a donné le coup de grâce. C’était amusant à souhait de provoquer la Russie, aussi longtemps qu’elle restait dans la ligne. Plus maintenant. La Russie a brisé les règles du jeu.
Jusqu’à maintenant, la Russie, telle un péquenaud au collège d’Eton [collège dédié à l’aristocratie britannique, NdT], essayait de participer au groupe. Elle prenait part aux rassemblements des Grands, où elle était boudée, payait son dû aux organismes européens qui la condamnaient, souffrait patiemment des sempiternelles critiques des grandes puissances, mais aussi des provocation irritantes des petits joueurs d’Europe de l’Est fonctionnant de concert. Mais quelque chose s’est cassé. Le palefrenier ne veut plus faire partie du groupe, il est rentré chez lui avec son paquetage – juste au moment où ils attendaient de lui qu’il s’agenouille à Auschwitz.
Le rassemblement d’Auschwitz est un pèlerinage à Canossa [Petite commune d’Italie où le pape Grégoire VII a contraint l’empereur Henri IV à venir s’agenouiller pour échapper à l’excommunication, NdT] annuel des chefs d’État occidentaux, où ils déplorent leur erreur historique de n’avoir pas réussi à protéger les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et jurent obédience éternelle à ceux-ci. C’est le rite religieux le plus important de notre temps, l’anneau sacré [voir la saga de Tolkien, le Seigneur des Anneaux, NdT] qui les unit tous. Ce rite a été inauguré en 2001, quand l’Empire judéo-américain a atteint l’apogée de son pouvoir. Les dirigeants russes ont toujours scrupuleusement pris part aux événements. Cette année, ils devront faire sans Poutine. Des ministres israéliens ont déjà exprimé leur grande insatisfaction, vu que c’est l’Armée rouge russe qui a sauvé les juifs d’Auschwitz, après tout. L’absence de la Russie fera du mémorial de l’Holocauste un événement mémoriel, réservé à la paroisse occidentale. Pire, la Russie va être remplacée par l’Ukraine, dirigée actuellement par des héritiers de Bandera [dirigeant ukrainien d’un parti politique pro-nazi en 1940, NdT],
Cela arrive après la manifestation française pour Charlie Hebdo, elle aussi dédaignée par la Russie. L’Ouest a laissé entendre que les péchés de la Russie seraient pardonnés, jusqu’à un certain point, si d’abord elle rejoignait la manifestation, et ensuite la coalition anti-terroriste prévue. Mais la Russie n’a pas mordu à l’hameçon. Ceci fut un changement visible, car auparavant, les dirigeants russes avaient participé avec enthousiasme à des événements conjoints et avaient voté pour les résolutions parrainées par l’Ouest. En 2001, Poutine a entièrement soutenu la Guerre contre le terrorisme de G. W. Bush, ceci aussi bien à l’ONU que sur le terrain. Récemment, en 2011, la Russie a accepté les sanctions contre la Corée du Nord et l’Iran. Lorsqu’il s’agissait d’une manifestation, on pouvait toujours compter sur les Russes. Cette fois, les Russes ont fait le minimum syndical en envoyant le ministre des affaires étrangères, M. Lavrov. Cet indomptable successeur de M. Niet [Mr Non, sobriquet donné à Nikita Krouchtchev, NdT] a quitté l’événement, presque immédiatement, et est allé prier dans l’église russe à Paris, sorte de contre-manifestation contre Charlie. En allant à l’église, il a déclaré qu’il n’était pas Charlie.
Reste que le magazine Charlie Hebdo a été (est sans doute encore) explicitement anti-chrétien et aussi anti-musulman. On trouve sur ses pages des caricatures absolument odieuses qui offensent la Vierge et le Christ, aussi bien que le pape et l’Église. (Ils n’ont cependant jamais offensé les juifs.)
Un blogueur russe qui a vu ce magazine pour la première fois, a écrit sur sa page: « J’ai honte que des musulmans se soient occupés du châtiment et non des chrétiens. » C’était un sentiment assez commun à Moscou ces jours derniers. Les Russes ne pouvaient pas croire que de telles cochonneries soient susceptibles d’être publiées et défendues comme un exemple du droit à la liberté d’expression. Certaines personnes avaient prévu une contre-manifestation à la marche pour Charlie, mais la mairie de Paris l’a interdite.
Rappelez-vous:il y a quelques années, les Pussy Riot ont profané le Saint-Sauveur de Moscou comme les Femen l’ont fait dans certaines grandes cathédrales européennes, de Notre-Dame de Paris àStrasbourg. Le gouvernement russe n’a pas attendu que des justiciers viennent châtier ces mégères hystériques, mais les a envoyées en prison pour deux ans. Dans le même temps, le droit pénal russe a été modifié pour inclure le sacrilège parmi les crimes de droit commun, par consentement général. Les Russes attachent plus d’importance à leur foi que les dirigeants de l’UE.
Dans la France de Charlie, le régime de Hollande a tordu le bras des personnes qui ne voulaient pas d’une loi sur le mariage gay, la trouvant plutôt inutile, malgré la Marche pour Tous qui avait rassemblé un million de manifestants catholiques. Les Femen profanant les églises n’ont jamais été punies; mais le gardien d’une église qui a essayé de les en empêcher a été condamné à une forte amende. La France a une longue tradition anti-chrétienne, généralement décrite comme laïque, et une importante coalition anticléricale regroupant les athées, les protestants et les juifs unis, à la fin du XIXe siècle, par les circonstances de l’Affaire Dreyfus. Ainsi l’escapade de Lavrov dans une église orthodoxe russe pour se recueillir a été une contre-manifestation pour signifier: la Russie est pour le Christ, et la Russie n’est pas contre les musulmans.
Alors que le régime occidental actuel est anti-chrétien et anti-musulman, il est pro-juif à un point qui défie toute explication rationnelle. La France a mobilisé des milliers de soldats et de policiers pour défendre les institutions juives, bien que ces moyens de défense contrarient leur voisinage. Alors que les Charlies sont glorifiés pour avoir insulté les chrétiens et les musulmans, Dieudonné a été mis en garde à vue (seulement pour un jour, mais avec beaucoup de publicité) pour avoir déplu aux juifs. Il est déjà arrivé à Charlie- Hebdo de virer un journaliste pour une phrase prétendument irrespectueuse envers les juifs. Cette injustice aggrave la situation: les musulmans ont été la risée de la justice quand ils se sont plaints de caricatures particulièrement ignobles de Charlie Hebdo, mais les juifs gagnent presque toujours quand ils traînent en justice leurs détracteurs. (Pour dire toute la vérité, j’ai aussi été attaqué par la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), l’organisme français de défense des juifs, pendant que mon éditeur s’est retrouvé ruiné par leurs attaques au tribunal.)
Les Russes ne comprennent pas l’engouement de l’Ouest pour les juifs, car les juifs de Russie ont bien été assimilés et intégrés dans la société en général. Le récit de l’Holocauste n’est pas populaire en Russie pour une raison simple: beaucoup de Russes de toutes les ethnies ont perdu la vie dans la guerre, et il n’y a pas de raison de distinguer les juifs comme des victimes privilégiées. Des millions de gens sont morts lors du siège de Leningrad; le Bélarus a perdu un quart de sa population. Plus important encore, les Russes ne ressentent aucune culpabilité par rapport aux juifs: ils ont été traités de façon équitable et sauvés des nazis. Pour eux, l’Holocauste est un récit qui appartient à l’Occident, et tout cela leur parait aussi étrange que JeSuisCharlie. Avec la dérive de la Russie hors du consensus occidental, il n’y a plus aucune raison de le maintenir.
Cela ne veut pas dire que les juifs sont l’objet de discrimination. Les juifs de Russie vont très bien, merci, sans culte de l’Holocauste: ils occupent les positions les plus élevées dans la liste Forbes des personnes les plus riches de Russie, avec un capital de $122 milliards de dollars, alors que tous les riches Russes ethniques n’ont que $165 milliards de dollars, selon une source appartenant à des juifs. Les juifs dirigent le plus célèbre direct télévisé des médias sur la chaîne publique ; ils publient des journaux; ils ont un accès complet et illimité à Poutine et à ses ministres; ils trouvent généralement bon accueil quand ils veulent obtenir un lopin de terre pour leur communauté. Et la propagande antisémite est punie par la loi – exactement comme les abus anti-chrétiens ou anti-musulmans – mais encore plus sévèrement. De plus, il est impossible d’imaginer un journaliste russe se faisant virer comme le présentateur de CNN Jim Clancy, ou comme Tim Willcox de la BBC, pour avoir énervé un juif ou parlé contre Israël.
La Russie conserve sa pluralité, sa diversité et sa liberté d’opinion. Les pro-Ouest des médias russe – Novaya Gazeta propriété de l’oligarque Lebedev, également propriétaire du journbl Britannique The Independant – porte le slogan JeSuisCharle, parle de l’Holocauste, et évoque les demandes de retour de la Crimée à l’Ukraine. Mais la grande majorité des Russes soutient son président et son choix civilisationnel. Choix qu’il a exprimé en se rendant à la messe de minuit à Noël dans une petite église de village, dans une lointaine province, en compagnie d’orphelins et de réfugiés en provenance de l’Ukraine. Et il a de nouveau exprimé son choix de civilisation en refusant d’aller à Auschwitz.
Ce n’est pas facilement ni volontairement que la Russie a largué les amarres avec l’Occident. Poutine a essayé de répondre, à sa manière, aux provocations de l’Ouest, que ce soient les jeux Olympiques, la confrontation en Syrie, la politique des genres, la frontière géorgienne, et même les sanctions liées à la Crimée. Le déclenchement de la guerre économique a provoqué un changement des règles du jeu. La Russie s’est sentie agressée par la chute des prix du pétrole, l’attaque contre le rouble et la chute de sa notation financière. Ces événements économiques sont considérés comme des actes d’hostilité plutôt que comme les résultats de la main invisible du marché.
Les Russes aiment la théorie du complot, comme James Bond aimait à le dire. Ils ne croient pas en la chance, en la coïncidence, ni dans les phénomènes naturels, et sont susceptibles de considérer que la chute d’un météorite ou un tremblement de terre est le résultat d’une action hostile américaine, sans parler d’une chute du taux de change rouble/dollar. Ils pourraient avoir raison aussi, même si cela reste difficile à prouver.
Concernant la chute du prix du pétrole, le jury délibère. Certains disent qu’il s’agit d’une action des Saoudiens destinée à nuire à l’exploitation du gaz de schiste par les États-Unis d’Amérique, ou éventuellement aussi d’un complot américano-saoudien contre la Russie. Cependant, le prix du pétrole n’est pas défini par l’offre et la demande, mais par des instruments financiers, les contrats à terme et les produits dérivés. Cette virtualité de la demande/offre [qui repose artificiellement sur la spéculation et non sur des données économiques réelles, NdT] ne reflète pas la réalité économique. Lorsque les fonds de pensions cessent d’acheter des contrats à terme sur le pétrole, la baisse des prix devient inévitable; mais les fonds ont-ils été manipulés par des politiciens, ou ont-ils agi de cette manière à cause de la fin du Quantitative Easing [planche à billets US, NdT]?
La chute brutale du rouble pourrait être en rapport avec la baisse du prix du pétrole, mais pas nécessairement. Le rouble n’est pas impliqué dans la formation du prix de cette matière première. Cela pourrait être la conséquence d’une action concertée par une très grande institution financière. Soros a cassé les reins de la livre sterling en 1991; le won coréen, le bath thaï et le ringgit malaisien ont subi le même sort en 1998. Dans chaque cas, le pays attaqué a perdu environ 40% de son PIB. Il est possible que la Russie ait été attaquée par des armes financières en provenance de New York.
Les sanctions punitives européennes interdisent les crédits à long terme bon marché pour les entreprises russes. Si l’État russe n’a pas besoin de prêts, ce n’est pas le cas des entreprises. La combinaison de ces facteurs met une pression sur l’épargne russe. Les agences de notation financières continuent de dégrader la note russe vers celle des obligations pourries, pour des raisons politiques, m’a-t-on dit. Comme elles ont été privées de crédit, les entreprises d’État ont commencé à amasser des dollars pour pouvoir payer leurs dettes plus tard. Elles ont ainsi arrêté de convertir en roubles leurs énormes profits en dollars, comme elles le faisaient jusqu’à maintenant. Le rouble a chuté considérablement, probablement beaucoup plus bas qu’il n’aurait dû.
Ce ne sont pas, comme auparavant, des sanctions ciblées visant les amis de Poutine. C’est une véritable guerre. Si les initiateurs s’attendaient à ce que les Russes en veuillent à Poutine, ils en sont pour leurs frais. Le public russe est en colère contre les Américains, organisateurs de la guerre économique, et non pas contre leur propre gouvernement. Les pro-Occidentaux de l’opposition, en Russie, ont essayé de manifester contre Poutine, mais très peu de personnes se sont jointes à eux.
Le peuple Russe a gardé sa fierté, et son cap. Ils n’avait pas remarqué les sanctions jusqu’à ce que le rouble s’affaisse, et même alors, ils continuaient à consommer comme des fous plutôt que de protester. Face à la perte de valeur de leur monnaie, ils ne se sont pas précipités pour acheter du sel et du sucre, comme leurs grands-parents l’auraient fait. Leur cri de guerre pour consommer était : “N’achetez pas plus de deux Lexus [voitures de luxe japonaises, NdT] par famille, laissez quelque chose aux autres!”
Peut-être les financiers de l’ombre sont-ils allés trop loin. Au lieu d’être intimidés, les Russes se préparent à une vraie guerre, eux et leurs ancêtres ont toujours combattu et remporté celles-ci. Ils n’ont pas le choix: bien que les Américains insistent pour que la Russie se joigne à la Guerre contre la Terreur version 2.0, ils n’ont aucune intention de renoncer à leurs sanctions.
Les Russes ne savent pas comment gérer une attaque financière. Sans restrictions sur la mobilité des flux de capitaux, la Russie sera éliminée. Les gestionnaires de la Banque centrale et du Trésor en Russie sont de strictes monétaristes, les restrictions sur les mouvements de capitaux sont une abomination pour eux. Poutine étant un libéral lui-même, il leur fait apparemment confiance. La fuite des capitaux a pris des proportions énormes. À moins que la Russie n’utilise les mesures appliquées avec succès par Mahathir Mohammad en Malaisie, cela continuera. À l’heure actuelle, cependant, nous ne voyons pas de signe de changement.
Ce pourrait être une motivation pour Poutine d’avancer en Ukraine. Si les Russes ne savent pas comment se débrouiller avec les contrats à terme et les produits dérivés, ils sont experts dans les mouvements d’armements et les batailles de chars. Le régime de Kiev a également hâte de s’engager dans la guerre, apparemment poussé par le mouvement néo-conservateur étasunien. Il est possible que les États-Unis récoltent plus que ce à quoi ils se sont engagés en négociant avec l’Ukraine.
On peut être certain que les Russes ne soutiendront pas les croisades de l’OTAN au Moyen-Orient, vu que cette action militaire a été préparée à la manifestation pour Charlie à Paris. On ne sait pas clairement qui est à l’origine de la mort des dessinateurs, mais Paris et Washington ont l’intention d’utiliser le prétexte pour relancer la guerre au Moyen-Orient. Cette fois, la Russie sera dans l’opposition, et utilisera probablement cette nouvelle position pour changer la situation dans l’impasse ukrainienne. Ainsi, les partisans de la paix dans le Moyen-Orient ont-ils une bonne raison de soutenir la Russie.
Israel Shamir
Source : Global Research