Michaud fait errer dans des zones grises, crée des lieux qui marquent, dont on ne sort pas indemnes. Cette fois, l’endroit élu par l’auteure est une agglomération de vacanciers, dans le bois, autour d’un lac frontalier avec les États-Unis. À chaque année, Bouandary Pond, que les vacanciers ont pris l’habitude de nommer Bondrée est un havre qui invite plusieurs familles à l’insouciance ; les enfants jouent, les jeunes s’amusent, les parents se reposent.
Zaza Mulligan et Sissy Morgan, ce duo indissociable de jeunes filles éclatées est l’emblème de la jeunesse de l’été 1967, dévergondées juste ce qu’il faut pour se faire remarquer. Avec cette assurance que leur confère d’être deux. Elles promènent effrontément leurs insouciances, attirant le regard autant des enfants que des adultes. Par une nuit étoilée, Zaza, grisée par la tiédeur de la nuit et de l’alcool, disparait dans les bois. On ne la retrouve plus. Est-ce un bête accident ? C’est une question pour l’enquêteur, Stan Michaud. Celui-ci en a vu d’autres, trop peut-être, il dégage une usure qui trahit sa sensibilité exacerbée. Mais comme tout inspecteur qui se respecte, il a la tête dure du bouc qui fonce et, bien entendu, ne se ménageant pas ; nuits courtes et repas pris à la sauvette.
Cette disparition est un drame, le premier dans ce lieu béni par la beauté, une égratignure qui, avec le temps se transformera en une profonde blessure.
C’est un roman d’ambiance opaque, les lieux nous pénètrent. On avance dans le bois, transi de craintes à force d’ombres mystérieuses et monstrueuses. La terre de la forêt tend des pièges, on sent rôder des fantômes, on voit leurs ombres, on les entend, ils se fraient un chemin jusqu’à notre confiance.
Pour raconter cette histoire à peu de dialogue, on trouve une narration à deux voix. À tour de rôle, s’entend celle de l’enfance personnifiée par Marie, douze ans qui côtoie une voix narratrice plus adulte. Les parents tentent de soustraire les enfants à la réalité dure, comme on protège en soi sa part d’insouciance. À force d’interroger la menace, les deux voix s’uniront. Au fil des pages, j’ai vu de moins en moins de différence entre la voix de Marie et celle des adultes. Est-ce un tort ? Cela ne m’a pas dérangé outre mesure, en autant que l’on accepte que Marie est vraiment une enfant mâture pour son âge. D’ailleurs, cela a été long pour moi de détecter l’âge de Marie. Je ne la situais pas. Faut dire qu’on rase continuellement des frontières; le début de la fin, l’anglais du français, l’adulte de l’enfant, l’insouciance de la méfiance.
L’histoire est intrigante à souhait, les personnages ancrés solidement, certains sont typés, tandis que d’autres apparaissent comme des légendes sur deux jambes. L’ambiance des années 60 est parfaitement rendue, le mixte parfaitement naturel entre les communautés états-uniennes et canadiennes, l’anglais et le français. L’ambiance inquiétante est à couper au couteau. Tous ces points rendent l’histoire bonne mais ce qui la hisse au niveau d’excellence est le style. La langue chantante, poétique, le français moucheté d’anglais est pareil à une musique.
Un polar peut se présenter avec des qualités hautement littéraires, alliant une langue distinctive à une intrigue serrée, et si jamais cela n’avait pas encore été démontré, Andrée A. Michaud s’en est acquitté, ce que le Conseil des arts du Canada a su reconnaître en lui décernant le prix du Gouverneur Général. Le roman a d'ailleurs reçu maints prix et distinctions. Si vous ne connaissez pas encore cette auteure, il manque assurément quelque chose à votre culture du polar.
Bondrée
Andrée A. Michaud
Éditions Québec Amérique
Parution avril 2014 - 298 pages.