La position parfaitement neutre de l’armée, le recours des élites politiques tunisiennes au consensus, le déroulement relativement non-violent des élections législatives et présidentielle, le respect des résultats par les différents protagonistes, autant d’indicateurs qui témoignent d’une transition pacifique. Mais peut-on aller jusqu’à parler de modèle démocratique pour le reste du monde arabe ?
Résultats des élections : continuité ou rupture?
L’observation des résultats et du déroulement des élections présidentielles, à l’issue desquelles, Beji Caid Essebssi (BCE) est devenu le 6ème Président de la République, montre que nous sommes loin du portrait démocratique que l’on dépeint de la Tunisie.
D’emblée, les fonctions que BCE avait occupées sous l’égide de Bourguiba et de Ben Ali, ne rassurent pas une bonne partie de Tunisiens. En effet, son parcours politique de responsable de la sécurité nationale, puis de ministre de l’Intérieur, de ministre des affaires étrangères et de président du Parlement, à une époque où des milliers de victimes de l’oppression souffraient dans les geôles de l’État policier, ne conviendrait pas au profil d’un chef d’État qui voudrait mener une ère post révolutionnaire, perçue comme une ère de changement et de rupture avec un passé tumultueux. Les conseillers du Président récemment élu, sont plutôt rassurants. Rafâ Ben Achour, éminent juriste, est une personnalité en qui la plupart des acteurs politiques ont confiance. Elle ne permettra pas, espérons, une quelconque déviation.
En revanche, des interrogations et parfois même des dénonciations ont suivi la désignation, par Nidaa Tounes de Habib Essid comme Président du Conseil des ministres. Cet homme, au passé plutôt mystérieux n’est pas la personne idéale pour un poste aussi déterminant. Essid, fils de la hiérarchie administrative, n’est manifestement pas, une personne porteuse de conceptions nouvelles. Dans une période où l’on veut radicalement réformer, nommer un ancien serviteur du régime de Ben Ali, soulève plus d’une question. De plus, Essid a été le conseiller de l’ex premier ministre islamiste Jebali, chargé du dossier sécuritaire. C’est donc une personne qui, en plus de ne pas être une personne visionnaire mais simplement un cadre administratif, s’insère facilement dans tous les régimes politiques qui se succèdent. Par ailleurs, le déroulement des deux élections a montré clairement que le vote n’était pas fondé sur des programmes électoraux, mais plutôt cristallisé par les personnalités des candidats. Ainsi, en matière de débats d’idées et de programmes, on est encore loin du compte.
Les partis politiques : des ascenseurs sociaux ?
Les dernières élections législatives et présidentielles ont montré que les partis politiques sont conçus comme de simples tremplins pour accéder au pouvoir. Ils sont loin d’être des organismes où l’on pense la Tunisie de demain, et où l’on mobilise les citoyens pour une véritable participation aux débats et aux choix nationaux. Les partis politiques, somme toute, appellent à la mise en place de l’État de droit et au respect des principes démocratiques. Ceci étant, leur fonctionnement interne ne respecte pas la logique démocratique. On observe souvent l’absence de débats sur les grandes décisions, lesquelles sont, le plus souvent, prises de façon verticale. Les jeunes, quant à eux, restent à la marge ; les femmes aussi. Les pratiques clientélistes et le favoritisme sont légions quand il s’agit des nominations et des promotions au sein des partis. En outre, le code électoral sur la base duquel, les élections ont été organisées, affaiblit le sentiment de responsabilité des députés à l’égard de leurs électeurs. C’est vis-à-vis des dirigeants de leurs partis, que les députés se sentent redevables. C’est l’un des inconvénients du mode de scrutin de liste qui a été adopté par les constituants.
Des médias de contre-pouvoir?
Dans toute société, les médias déterminent fortement une grande partie de l’opinion publique. Ils constituent un contre-pouvoir important. En Tunisie, une véritable reconstruction démocratique de la société exige que les hommes politiques prennent conscience de la nécessité de préserver la liberté des médias dans l’accomplissement de leur mission. Cependant, en Tunisie, certaines chaînes de télévision ne contribuent pas à la sérénité et la richesse du débat.
En effet, les médias, durant la période des campagnes électorales, n’ont pas cherché à parler à la raison des citoyens. La diffamation et la désinformation régnaient dans le paysage médiatique. D’un côté, « Nessma » dont le principal propriétaire est très proche du président élu, a consacré d’importants effortd pour inciter les électeurs à voter BCE. BCE envahissait les écrans jour et nuit. Aussi, une campagne de diabolisation menée contre Marzouki lui avait fait gagner de nouveaux sympathisants, surtout, auprès de la jeunesse. D’un autre côté, « Al-Mutawassat », une chaîne dite proche des islamistes, a adopté un discours malsain incitant à la violence. Sur cette même télévision, on a incité à la révolte les populations du sud tunisien contre le parti désormais au pouvoir. Cette immaturité médiatique a empêché le déroulement d’un débat constructif basé sur des programmes concrets.
Les élections présidentielles n’ont pas été au rendez-vous avec un débat d’idées sur les programmes. Les Tunisiens ont plutôt voté la peur. En effet, animée par la peur, une partie de Tunisiens a voté Marzouki pour se protéger contre un éventuel retour aux pratiques policières « bénalistes ». En contrepartie, BCE a réussi à se montrer comme un « sauveur patriotique », lequel purifiera le pays des intégristes. Il faut même souligner que la création de son parti Nidaa Touness a été, en elle-même, une réaction aux politiques de la Troika qui gouvernait le pays. Ainsi, parler d’une réussite indéniable de la transition démocratique en Tunisie serait une sorte d’optimisme exagéré. Néanmoins, ce pays, ayant pu surmonter certains problèmes de caractère politique, semble être plus ou moins en paix. Tandis que d’autres pays arabes sombrent dans la guerre, la répression et le désordre, la Tunisie avance !
Amir Mastouri, étudiant-chercheur en droit, Université Toulouse 1 Capitole. Le 21 janvier 2015