[note de lecture] Antoine Emaz, "De peu", par Jacques Morin

Par Florence Trocmé

 
C’est le deuxième livre d’Antoine Émaz dans la collection Reprise aux éditions Tarabuste. Le premier « Sauf » reprenait des recueils écrits entre 1986 et 2001. Et celui-ci entre 2001 et 2011. Quatre recueils constituent la moitié du recueil : Os chez Tarabuste, deux autres chez En Forêt Je ne et Jours, ainsi qu’un dé bleu De l’air. Pour le reste, il s’agit surtout de plaquettes et de livres d’artistes, pas forcément disponibles. Cela donne un bon aperçu du travail d’écriture du poète sur une décennie. (Il reste cependant deux autres gros recueils dans cette même période Peau et Plaie).  
Un bloc de 360 pages. Où l’on retrouve cette poésie faite de concision, entre précision et contournement. Le sens est chassé, traqué, à coups d’aiguilles mouchetées et de gouges à encre. L’auteur frappe toujours par sa poésie verticale, lapidaire, rigoureuse et juste. Lorsque, rarement, il se donne l’autorisation d’écrire des phrases plus déliées, on semble respirer un instant, mais le travail de densification reprend aussitôt. Deux thèmes récurrents, archétypiques : la lumière et l’ombre. Un autre transversal : la fatigue.  
 
on reste donc assis là  
inerte  
en veille
 
 
Une attitude : le refus  
 
un non net bloque  
strie raie ponce
 
 
Un travail continu, acharné, intraitable sur la langue  
 
la peur de ne pas pouvoir se sortir entier des mots  
 
avec, çà et là, des permissions sur le style :  
 
grains brins riens
   
 
ou 
 
…peau flasque 
dans ses plis  
presque masque 
 
voire des images en équivalence  
 
   paupières volets 
 
ou des comparaisons  
 
l’arbre s’affole encore  
comme main dans les mots
 
 
ou encore de rares oxymores  
 
le mur mou de l’air  
 
L’écriture reste la plupart du temps dans le domaine métaphysique avec le temps qui passe et le travail de la mémoire. Mais Antoine Émaz peut aussi réagir aux événements mondiaux comme le 11 septembre 2001  
 
les morts poussière   
 
dans l’acier et la cendre   
pas de sang  
 
et ces deux vers en écho 
 
les marchés baissent   
les télés braient
 
 
Cette juxtaposition de recueils denses, cohérents, et de plaquettes plus diverses permet de voir les différents angles d’attaque de son écriture. Avec ses échappées dans des thématiques tout à fait traditionnelles que le poète peut revisiter à sa façon, tendue, crispée, comme les saisons :  
 
hiver stable  
même l’arbre au fond  
reste gourd 
  
également  
 
pluie grise septembre   
dans le lent de l’automne   
et la baisse du
jour  
 
Bordant l’écriture, on note la présence quasiment continue du jardin, petit carré de langue. Son rappel végétal : glycine, prunus, camélia, lilas... équilibre ou allège ce qui constitue le fond de la poésie d’Antoine Émaz : cette subtile introspection permanente, ce tamis fin par où passent pensées et sentiments. Les émotions à ce compte-là sont filtrées, calibrées et restituées dans le tambour du langage, comme celui d’une machine à laver, comme il est fait plusieurs fois référence dans le livre. Aussi sur la mère en fin de vie, ces pages confidentielles  
 
elle se détache  
cela veut dire  
on reste
seul  
 
ou encore sur le concept de vieillissement où l’auteur n’a pas son pareil pour évaluer usure de la mémoire  
 
il y a tous les noms que l’on porte  
effacés  
vieilles stèles dédorées bancales  
ensablées
 
 
et avancée inexorable du temps 
 
et dans la glace  
quand on regarde  
un sablier en lieu de tête 
 
Le titre général, De peu, comme toujours chez Antoine Émaz, coiffe l’ensemble assez sèchement, deux mots, cinq lettres. On peut s’interroger sur le sens : équivaut-il à de justesse, ou bien s’agit-il du peu / de vivre dont il question à la dernière page du volume ? Reste la maîtrise unique à saisir l’angoisse existentielle  
 
heure à heure haler le jour  
à salaire inchangé 
 
[Jacques Morin] 
 
Antoine Émaz, de peu, Tarabuste, 18 €. Rue du Fort - 36170 Saint Benoit du Sault.