Un bloc de 360 pages. Où l’on retrouve cette poésie faite de concision, entre précision et contournement. Le sens est chassé, traqué, à coups d’aiguilles mouchetées et de gouges à encre. L’auteur frappe toujours par sa poésie verticale, lapidaire, rigoureuse et juste. Lorsque, rarement, il se donne l’autorisation d’écrire des phrases plus déliées, on semble respirer un instant, mais le travail de densification reprend aussitôt. Deux thèmes récurrents, archétypiques : la lumière et l’ombre. Un autre transversal : la fatigue.
on reste donc assis là
inerte
en veille
Une attitude : le refus
un non net bloque
strie raie ponce
Un travail continu, acharné, intraitable sur la langue
…la peur de ne pas pouvoir se sortir entier des mots
avec, çà et là, des permissions sur le style :
grains brins riens
ou
…peau flasque
dans ses plis
presque masque
voire des images en équivalence
paupières volets
ou des comparaisons
l’arbre s’affole encore
comme main dans les mots
ou encore de rares oxymores
…le mur mou de l’air
L’écriture reste la plupart du temps dans le domaine métaphysique avec le temps qui passe et le travail de la mémoire. Mais Antoine Émaz peut aussi réagir aux événements mondiaux comme le 11 septembre 2001
les morts poussière
dans l’acier et la cendre
pas de sang
et ces deux vers en écho
les marchés baissent
les télés braient
Cette juxtaposition de recueils denses, cohérents, et de plaquettes plus diverses permet de voir les différents angles d’attaque de son écriture. Avec ses échappées dans des thématiques tout à fait traditionnelles que le poète peut revisiter à sa façon, tendue, crispée, comme les saisons :
hiver stable
même l’arbre au fond
reste gourd
également
pluie grise septembre
dans le lent de l’automne
et la baisse du jour
Bordant l’écriture, on note la présence quasiment continue du jardin, petit carré de langue. Son rappel végétal : glycine, prunus, camélia, lilas... équilibre ou allège ce qui constitue le fond de la poésie d’Antoine Émaz : cette subtile introspection permanente, ce tamis fin par où passent pensées et sentiments. Les émotions à ce compte-là sont filtrées, calibrées et restituées dans le tambour du langage, comme celui d’une machine à laver, comme il est fait plusieurs fois référence dans le livre. Aussi sur la mère en fin de vie, ces pages confidentielles
elle se détache
cela veut dire
on reste seul
ou encore sur le concept de vieillissement où l’auteur n’a pas son pareil pour évaluer usure de la mémoire
il y a tous les noms que l’on porte
effacés
vieilles stèles dédorées bancales
ensablées
et avancée inexorable du temps
et dans la glace
quand on regarde
un sablier en lieu de tête
Le titre général, De peu, comme toujours chez Antoine Émaz, coiffe l’ensemble assez sèchement, deux mots, cinq lettres. On peut s’interroger sur le sens : équivaut-il à de justesse, ou bien s’agit-il du peu / de vivre dont il question à la dernière page du volume ? Reste la maîtrise unique à saisir l’angoisse existentielle
heure à heure haler le jour
à salaire inchangé
[Jacques Morin]
Antoine Émaz, de peu, Tarabuste, 18 €. Rue du Fort - 36170 Saint Benoit du Sault.