Attention, savant dynamiteur de mythe !
Jean-Paul Demoule est professeur de protohistoire européenne à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses travaux portent sur la néolithisation de l’Europe ainsi que sur les sociétés de l’âge du Fer, sur l’histoire de l’archéologie et son rôle social, ou encore sur ses constructions idéologiques et, à ce titre, sur le « problème indo-européen ».
Autant dire que son ouvrage n'est pas un pamphlet ni un livre de gaudriole, même si l'auteur fait montre d'un certain humour … et il en faut aussi une certaine dose pour entreprendre la lecture de cette somme qui se donne pour objectif de dynamiter toute une série de théories élaborées depuis le XVIIIème siècle sur l'origine unique des populations européennes, dont certaines carrément élaborées pour répondre à une construction politique funeste.
En fait, le livre déploie, parallèlement à une récollection minutieuse de toutes les thèses successives et tendances de l'archéologie et de la linguistique – je simplifie - un panorama des détournements idéologiques auxquels cette science a pu donner lieu.
Tout commence en 1786 avec l'intuition géniale de Sir William Jones : la parenté entre les langues d'Europe, à partir du latin, du grec et du sanskrit. On en déduit que cette langue originelle commune - représentée autrefois selon un arbre - était parlée par un peuple primordial (les Indo-européens, ou, pour certains, les Aryens) qui vivait dans un foyer originel (Urheimat en allemand). Ce foyer originel serait situé selon les uns ou les autres : en Inde, en Allemagne, en Bactriane, en Turquie, au Tibet, au bord de la Baltique, dans la steppe ukrainienne et même, pourquoi pas, au pôle Nord …
Un détail troublant : en Allemand, « Indo-Européens » se dit « Indogermanen » … Car la science allemande de la grammaire comparée ne va pas tarder à se faire la source d'une mythologie originelle de rechange, accompagnant le mouvement du Romantisme et l'éveil national allemand dont la langue, à la fin du XIXème siècle, est la seule marque tangible d'une unité encore éclatée en une poussière d’États.
Ainsi, au début du XXème siècle, Germains = Indo-européens primitifs, Germanie historique = Foyer originel, avec un contenu qui devient de plus en plus racial. Pourtant, comme le souligne l'auteur, tous les peuples européens parlant une langue indo-européenne ne sont pas grands, blonds et dolichocéphales …
Qu'importe : on s'appuiera notamment sur l' « Essai sur l'inégalité des races humaines » de Gobineau (qui eut un succès bien plus considérable en Allemagne qu'en France) et les écrits de Gustav Kossinna pour, sans aucune preuve matérielle (pas plus à cette époque qu'aujourd'hui malgré les découvertes archéologiques postérieures), échafauder les théories et les scénarios nazis portant sur la supériorité de la race nordique, l'Atlantide du Nord engloutie, les dangers que représentent le métissage, les races inférieures, le féminisme, le socialisme et la démocratie !
On sait ce que la pseudoscience des races a pu causer de crimes de masse pendant la guerre. Cependant, l'effondrement du nazisme après 1945 n'a pas signifié la disparition de ces thèmes mortifères. Ce que met en lumière l'ouvrage, c'est aussi la résurgence dangereuse de ces idées de supériorité de la « race » aryenne en plein milieu du XXème siècle, au sein des mouvements d'extrême-droite. Voir – entre autres - le livre d'Alain de Benoist « Vue de droite » paru en 1977.
Donc, non seulement Jean-Paul Demoule dynamite, mais aussi, il « balance » ! C'est jouissif et salutaire.
En particulier en démontant la mécanique du raisonnement circulaire dont voici un exemple (p. 549):
"1 - les Indo-européens originels étaient des conquérants puisqu'ils ont imposé leur langue originelle à l'ensemble de l'Europe et à une partie de l'Asie.
2 – les peuples "kurgans" (tumulus funéraires) étaient des conquérants puisqu'ils possédaient des armes, le cheval domestique, le char, et se sont répandus dans toute l'Europe.
3 – Donc, les Indo-européens originels étaient des peuples de kurgans, ce qui prouve qu'ils étaient des conquérants, etc …"
Or, dans l'état actuel des connaissances, rien (encore) n'étaye ce genre de thèses «diffusionnistes» ou «invasionnistes» …
Je ne cache pas que j'ai eu du mal à progresser dans cet ouvrage érudit – mais très bien écrit - qui relève de connaissances dont je suis très éloignée. Cependant, j'y ai à peu près compris le message figurant en résumé dans l'épilogue, avec les 12 antithèses indo-européennes réfutant les 12 thèses figurant dans les premières pages.
Ou comment un passionnant problème né au XVIIIème siècle de la recherche d'un mythe alternatif à la Bible des Juifs, porté au XIXème siècle par l'image de la colonisation européenne du monde, s'est égaré de diverses manières dans la tourmente du XXème siècle pour ressortir dans les officines extrémistes d'aujourd'hui ?
Mais où sont passés les Indo-européens ? Le mythe d'origine de l'Occident. Essai par Jean-Paul Demoule, aux éditions du Seuil – La librairie du XXIème siècle – 748 p. 27€.