Depuis deux semaines
L'abbé Mauduit desservait la paroisse
On le savait doux et amène.
La comtesse de Boisse
Lui demanda un samedi
De se joindre aux notables de sa cour.
Entre deux tasses de thé, elle dit :
-" Monsieur le curé, c'est votre tour,
Confessez-vous ! "
L'abbé, qui n'aimait pas
Ce genre de rendez-vous,
Commença :
-" J'étais né pour être curé.
C'était ma voie, je m'y suis consacré. "
La châtelaine lui demanda expressément :
-" Qu'est-ce qui vous a déterminé ?
Vous ne semblez ni fou ni passionné.
Est-ce un chagrin, un triste événement ? "
-" Je n'étais pas né pour le monde habituel.
Mon père était maître d'hôtel.
Il me mit fort jeune en pension.
Or ils sont parfois sensibles les garçons.
On les enferme
Loin de ceux qu'ils aiment.
Avec les autres, je ne jouais guère.
Je n'avais pas d'amis sincères.
Je regrettais la maison familiale
Et demeurais renfermé, sentimental.
Je devins d'une sensibilité si vive
Que mon âme ressemblait à une plaie vive.
Quand j'atteignis ma seizième année,
Je savais déjà tout de ma destinée.
Ma vie ne serait qu'une lutte effroyable
Où je recevrais
Sans arrêt
Des coups épouvantables.
Cette vie, je décidai de l'esquiver
Sinon j'aurais été vaincu, achevé.
Un soir, j'aperçus un chien qui trottait
À dix pas de moi. Je l'ai appelé.
Il s'est arrêté.
Puis il s'approcha. Je l'ai cajolé.
J'ai aimé ce chien passionnément.
Lui, me donnait sa tendresse, vraiment.
Nous étions comme deux frères
Perdus sur la terre,
Sans défense et isolés.
Un jour, c'était fin mai,
Nous cheminions lui et moi vers Louviers.
Une diligence arrivait.
Mon chien s'est précipité
Le pied d'un cheval l'a culbuté.
Il mourut peu après.
Je ne puis exprimer
Ce que je ressentais.
Quel malheur ai-je supporté !
Le soir au dîner, mon père furieux
De me voir dans un tel état pour si peu,
S'écria : " Qu'est-ce que ce sera
Quand tu auras
De vrais chagrins...
Si tu perds ta femme ou un de tes gamins..."
Ces mots me restèrent en mémoire.
Les petites misères, les déboires
Prenaient une importance démesurée.
C'était décidé,
Je passerai ma vie
Au service des autres, à soulager leurs soucis,
Torturé que j'étais par la misère humaine !
Pour moi, ces souffrances, ces peines,
Ces afflictions
Sont devenues pitié et compassion.
Vous voyez-,
Je n'étais point fait
Pour vivre dans le monde d'aujourd'hui. "
Pour conclure, la comtesse nous dit :
-" Moi, si je n'avais pas
Mes petits-enfants et mes livres,
Je crois que je n'aurais pas
Le courage de vivre. "