Alors que le SIHH 2015 vient d’ouvrir ses portes, Darkplanneur s’est intéressé à la chose horlogère en mettant la lumière sur l’une des marques mythiques de cet univers: Tag-Heuer! Une belle endormie aux modèles icôniques, que l’arrivée de l’ambitieux Jean-Claude Biver à la présidence de la manufacture semble réveiller… Avant l’annonce d’une nouvelle égérie mondialement connue (j’ai promis de ne rien dire..), Marie-Pierre Benitah Vice-pdte de BBDO, (en charge de BBDO Beau), l’agence conceptrice de la nouvelle campagne, nous dévoile les coulisses de cette renaissance.
Marie-Pierre Benitah: Il fallait recréer de l’intérêt. La dernière campagne avait 5 ans. Le marché de l’horlogerie est un marché très compétitif, avec de nombreuses prises de parole. Tag Heuer souhaitait réaffirmer son leadership et recréer de la singularité.
D: La précédente campagne avec le poing (wrist) avait marqué les esprits, y a t-il eu une volonté d’être dans une continuité ou une rupture ?
MPB: Cette campagne a très bien marché, les résultats des track records le prouvent. Elle a eu un impact positif sur les ventes. L’élaboration de cette campagne était de passer d’un positionnement de marque de sport à une marque de luxe d’essence sportive, c’était le shift à faire. Cette campagne a véhiculé des valeurs propres à Tag Heuer, c’est à dire, l’exploit sportif (notamment dans la course automobile) ainsi que la force mentale et la détermination, tout en étant dans une expression plus luxe, la sueur en moins. Le choix des égéries et la réalisation de Tom Monroe et Nathaniel Goldberg ont apporté un supplément de glamour.
D: Pourquoi le choix du poing ?
MPB: La convention du marché, pour les marques d’horlogerie, était un line-up d’égéries au lifestyle succesfull (Georges Clooney, David Beckham, etc …) Nous ne voulions pas surenchérir dans un lifestyle encore plus luxueux mais voulions plutôt créer une nouvelle écriture. Nous nous sommes demandés comment trouver une nouvelle façon de porter la montre qui soit aussi l’expression de cette détermination et de cette ferveur qui amène le succès ? La mettre au poing comme un bracelet de force et l’associer à cette détermination a été en effet une image qui a imprimé la rétine.
D: Pourquoi avoir fait cette fois-ci le choix d’une prise de parole à la tonalité « institutionnelle » ?
MPB: La campagne qu’on a faite avec le poing accompagnait la montée en gamme, c’est à dire le passage de marque de sport à marque de luxe d’essence sportive. Il nous fallait conserver ce statut de prestige et y additionner un point de vue afin d’élever la marque jusqu’à en faire une marque icônique. La démarche stratégique était de saisir un point de vue singulier sur le succès, valeur d’expression de la marque qui a été signée dans la mythique campagne « Succes is a mind game ».
D: Un parti pris fort, le Noir & Blanc. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
MPB: La première raison est une évidence, le Noir & Blanc c’est le chic absolu et l’intemporel. Le film célèbre les « Time changers », ceux du passé, des icônes absolues, telles Steve McQueen, mais aussi celles qui vont impacter la science et le cinéma demain. Cette volonté d’intemporalité est bien servie par cette bichromie. La deuxième raison est une réponse plus technique, le film repose sur un mélange d’égéries du présent et du passé, et nous voulions les unifier à l’image et de fait installer un vrai code graphique simple et universel.
D: Quelle est pour vous la philosophie derrière le « Don’t crack under pressure » ?
MPB: Tag Heuer dit à travers son histoire qu’il n’y a pas de succès sans audace, sans détermination, sans maîtrise. La marque est née dans une ville au passé révolutionnaire. Les fondateurs « iconoclastes » y ont créé une marque avant-gardiste. « Don’t crack under pressure » dit ces valeurs-là. Il est important pour une marque, même si elle évolue, même si elle est éclectique dans son expression, de garder son Adn, sa colonne vertébrale. Depuis, nous avons étendu les valeurs positives de l’exploit sportif à d’autres univers. Le film véhicule ces valeurs fondatrices.
D: Quel est le client visé par cette nouvelle prise de parole ?
MPB: Ceux à qui nous nous adressons sont des habitués de l’univers horloger et au-delà de la tranche d’âge en terme sociologique, nous les imaginons plutôt anti-conformistes. Grâce à un long travail avec nos amis de BBDO New York, Shanghai, et Japon, nous avons observé les Millenials, la jeune génération qui sera au pouvoir d’ici 2020. Nous nous sommes rendus compte que les jeunes qui ont du pouvoir d’achat n’achetaient pas vraiment des Tag Heuer : alors quelle était leur vision du succès ? Etait-ce l’achievement ? On est arrivé sur l’idée qui a plu à la marque: « Success is no more about winning, it’s about impacting our time ». La jeune génération est dans le NOW, elle ne cherche pas à construire pour la génération future. Mark Zukerberg n’a pas juste réussi ou gagné quelque chose, il a impacté son temps. Nous avons pu formuler un insight : « People want to succeed in their life, a few people want to succeed in changing their life ». Ceux qui impactent leur temps sont créateurs d’un avant et d’un après, parce qu’ils ont modifié les conditions de réussite dans un domaine, nous les avons nommé : les « Time changers ».
D: Qu’est-ce qui a motivé le choix de toutes vos égéries ?
MPB: Nous avons choisi des « Time changers », ceux qui inventent leurs propres règles pour réussir, dans différents domaines, au-delà du sport. Chacune de nos égéries a marqué sa discipline. C’était le premier critère, et secundo la complexité d’une campagne mondiale impose forcément une notoriété assez universellement reconnue.
D: Dans le film vous usez d’une figure de style, l’anaphore, avec ce répétitif « in theory ». Pourquoi ce choix ?
MPB: Les « Time changers » sont ceux qui pour accéder au succès et aller même plus loin que les autres, ont décidé de ne pas faire comme la convention, de ne pas suivre les règles mais d’inventer leur propres règles. Il était normal d’avoir une rhétorique qui soit la démonstration qu’il y a la règle, et il y a l’innovation. Ce fût complexe de vendre au client un message « en creux ». C’est à dire que la phrase dit la règle, le statement établi universellement et que l’image de l’égérie porte le contraire. « In theory : graffiti is vandalism » sur des images de Basquiat dans son atelier New Yorkais.
D: Vous avez développé une vision intéressante sur les « Time changers », qui sont-ils ? que veulent-ils ?
MPB: L’aspiration aujourd’hui des gens qui sont animés par l’envie de réussir, elle est d’impacter, elle n’est pas de gagner. Les « Time Changers » impactent leur époque, car ils créent un avant-après, et cette volonté leur donne à la fois l’audace et l’ingéniosité de faire différemment : oser prendre un autre chemin et non pas celui que tout le monde a pris en essayant d’aller plus vite, donne les chances d’aller plus loin.
D: Quelle est la vision du succès par Tag Heuer ?
MPB: « Some people succeed in their lifetime, a few people succeed in changing their time » : est la vision du succès par Tag Heuer. Les Mark Zukerberg, Jeff Bezos, ou les grands sportifs, sont des gens qui ont réussi en changeant leur époque, et c’est cela le vrai succès, c’est cela qui laisse une trace. On peut relire l’histoire de Tag Heuer au prisme de cela, et il y a des éléments dans leur histoire pour dire que eux aussi ont fait des choix iconoclastes. C’est une marque Suisse Avant-Garde de 1860, leur vision du succès encapsulé par leur signature depuis toujours, elle est fondée.
D: Les communications du secteur semblent en général très proches les unes des autres, voire même cannibalisantes, comment expliquez-vous cela ?
MPB: Le point de départ est que ce sont des marques qui pensent que l’acte de création est dans la montre, qu’il suffit de la montrer pour créer un désir irrépressible. Ce n’est pas faux que la montrer peut créer le désir car c’est un objet que les clients vont arborer. Cependant, c’est se tromper sur le rôle de la communication et le rôle de la publicité
D: Après de nombreuses années de folle croissance, l’industrie horlogère semble s’être un peu assagie. Comment percevez-vous cela ?
MPB: Face aux conditions actuelles du marché, Jean-Claude Biver, mène le repositionnement, même celui de l’outil industriel. Il est pour l’instant plus difficile pour la marque, subissant un recul du marché chinois, de vendre des montres très haut de gamme. La marque se concentre sur la consolidation de la vente de produits entre 1500 et 4000 euros.
D: Puma revient avec ses « Trouble Makers », Tag Heuer avec ses « Time Changers », Chanel passe en mode « grève » … Le consommateur de 2015 serait-il devenu un rebelle / anti-conformiste ?
MPB: Il n’y a pas eu de révolution depuis longtemps, en réalité l’histoire prouve qu’il n’y a pas de grandes choses sans renverser l’ordre établi. Il n’y a pas d’innovation s’il n’y a pas de rupture. Sinon c’est du lifting, et le lifting ne fait pas faire de bond. Bouger, secouer l’ordre établi pour aller vers du mieux, semble être un besoin partagé par les consommateurs, même dans leur quotidien. La plupart du temps, tout le monde protège ses acquis, c’est une réaction légitime de frilosité en période de tension. Notre époque ne promeut pas la rupture et pour autant, c’est un besoin émergent. Le rôle des plannings stratégiques des marques, ou des agences qui les conseillent, est donc dans l’art de saisir ce qui commence. C’est ce qui définit le beau planning des grandes marques : saisir ce qui est déjà mainstream, ne sert à rien. « L’art de saisir ce qui commence » c’est repérer ce qui est émergent. Et peut-être ces marques , Puma et Chanel, qui sont des grandes marques, elles ont l’art de saisir ce qui commence et ce qui commence c’est ce besoin de casser l’ordre établi pour aller vers des vraies ruptures.