La pancarte saute aux yeux. Vous êtes une dizaine entassés dans le hall ; vous vous trouvez en avant des autres.
Une hôtesse au sourire allongé vous invite à la suivre. Vous êtes soulagée de ne pas avoir à patienter dans l’entrée.
Vous choisissez la première chaise qui se présente ; lui, collé à vous, s’enfarge. Les autres font cercle autour. Sous l’intensité des regards, le visage du maladroit se décolore. Vous devinez la place qu’il choisira. Vous le regardez qui s’installe, lui souriez bêtement.
Les autres aussi y vont de leur sourire. Vous avez même droit à une série de clins d’œil ; de lui, une œillade, humble comme une demande de pardon. Vous détournez les yeux. Vous ne voulez pas être de connivence avec quelqu’un, surtout pas avec lui.
Vous laissez votre regard errer dans la salle. En face de vous, il est silencieux, coincé dans son complet, timide.
Vous croisez les doigts pour que le service soit sans chichis. Vous n’avez pas envie de sa présence, il n’échappera pas aux moqueries des autres, vous le savez. Vous êtes mal à l’aise.
La serveuse prend les commandes, disparaît aussitôt. Vous faites mine d’écouter les conversations autour. Il n’y a que lui et vous qui demeurez silencieux. Il espère un mot, un signe ; de votre côté, vous pensez à l’homme que vous aimez. Vous êtes sur vos gardes, ne voulez pas laisser transpirer l’agacement que provoque le type en face de vous, votre désir d’être ailleurs. Vous vous concentrez sur l’assiette au bout du bras de la serveuse qui revient, ne vous concentrez que sur le bras. Vous remarquez sa façon de servir, son tact, sa manière de passer inaperçue. Elle pose un plat devant vous, un devant lui. Il n’en a que pour vous. Vous risquez un œil vers lui, malgré votre pitié, le dégoût qu’il vous inspire. Il semble avoir un problème avec ses pois chiches, comme avec vous, d’ailleurs. Il les observe d’un drôle d’air ; vous aussi. Vous avez le goût de demander s’ils ont quelque chose d’anormal. Vous choisissez de vous taire, ne souhaitez pas vous lier avec lui. Ce type n’a aucune chance avec vous.
Vous vous occupez à gratter le fond de votre assiette, à isoler les miettes de persil du taboulé. Vous évitez de lever les yeux, arrangez les choses pour ne pas croiser son regard. Il suffit parfois de si peu ; un frôlement pour que naisse l’espoir. Vous n’avez qu’une envie : penser à votre amour, loin de vous.
Vous vous rappelez votre première rencontre. Il a insisté. Il est du genre culotté, sûr de sa personne. Vous avez fini par consentir à prendre une bière avec lui. Celle-là, et puis d’autres. C’est la faute de l’alcool s’il a pris votre main, si vous l’avez laissé faire.
Il s’avère encore possible de remettre le compteur à zéro, vous le savez. Le type d’en face, qui touche à peine à ses pois chiches, aurait alors une petite chance avec vous.
Votre voisin de droite vous pousse du coude. Vous le regardez, acquiescez à ses paroles. Vous êtes impatiente de retrouver l’homme que vous aimez, vous replongez dans vos souvenirs. Vous désirez cet homme plus que tout.
Le type d’en face, le gars aux pois chiches, se désenrhume. Cela vous agace. Vous jetez un œil sur son assiette. Il n’a rien touché. Vous n’en revenez pas de son air de chien battu, insipide, de toutou obéissant. À travers lui, vous vous vengez de votre amour, vous le savez. Votre amour et ses départs hâtifs, ses bonnes raisons pour remettre vos rendez-vous, sa manière de regarder partout, sauf où vous vous trouvez. Vous détestez ces moments où vous le sentez absent, lorsqu’il parle déjà de s’en aller. C’est ce que vit le type en face de vous. Il peut vous toucher, poser son regard sur vous, mais vous êtes absente. Au moindre battement de vos cils, il se réfugie dans son assiette, affolé à l’idée de ce qui pourrait se produire. Vous avez le pouvoir de détruire ses rêves, de lui signifier qu’il ne représente rien pour vous, qu’il ne sera jamais rien. Vous aussi vous avez peur de ce que pourrait décider l’homme que vous aimez. Vous fixez le type en face de vous, vous insistez. Il baisse la tête, le rouge aux joues. Dommage, vous auriez aimé qu’on mette les choses au clair, vous aimeriez aussi mettre les choses au clair avec l’homme que vous aimez, qu’il vous promette quelque chose, vous assure de son amour.
Vous en avez par-dessus la tête de ce dîner. Vous avez envie de la tiédeur de votre appartement, du timbre de sa voix, de la chaleur de son haleine contre votre visage. Vous avez envie de lui téléphoner, d’appuyer le combiné contre votre oreille, de l’entendre répondre. Vous retiendriez votre souffle, fermeriez les yeux. Vous le laisseriez répéter une, deux, pourquoi pas trois fois : Allo ? Il comprendrait que c’est vous, muette, tendue vers lui. Vous souhaiteriez qu’il perçoive dans votre silence votre besoin de lui. Entendre sa voix vous rassurerait. Vous avez toujours tant besoin d’être rassurée.Vous jetez un coup d’œil par-dessus l’épaule du Pois Chiche. Il croit peut-être que votre regard lui est destiné. Pourtant, vous n’avez d’yeux que pour le téléphone, derrière lui. Le voilà qui affiche un sourire. Vous choisissez de l’oublier.
Vous vous levez, marchez vers le téléphone. Vous devinez que Pois Chiche éprouve des misères à regarder votre chaise vide. Vous le savez misérable de ne pouvoir se retourner.
Vous saisissez le téléphone, le caressez du regard, du revers de la main. Vous signalez, attendez, puis c’est la chute. Une chute interminable, douloureuse. Cela ne ressemble à rien de ce que vous aviez prévu. Vous avez l’impression d’un coup de poignard. À tant souhaiter qu’elle n’existe plus, vous en aviez oublié l’existence de sa femme. Comme si vous étiez la seule dans sa vie.
Pois Chiche est demeuré l’air bête, aussi cent pour cent bête que vous, lorsque vous êtes revenue à votre place.
Vous vous êtes rassise, moins élégante, le corps vers l’avant.
L’autre en face de vous a compris que quelque chose ne va plus. Vous semblez bouleversée ; il songe que c’est peut-être le bon moment pour tenter une approche.
Il est sur le point de faire le saut, vous le sentez. Vous n’y tenez pas. Vous ne tenez pas à lui, à son réconfort, son amitié, ses marques d’amour.
Vous relevez la tête, plantez votre regard en plein dedans. Pour une fois qu’il soutient le vôtre, qu’il ne cherche pas la fuite. Vous êtes si indifférente, si dure tout à coup ; que vous importe qu’il souffre ? Vous savez pourtant qu’il risque la noyade, autant que vous, quand c’est sa voix à elle que vous avez entendue, la voix de sa femme, la mère de ses enfants.
Vous ne faites plus semblant. Vous avez envie de brailler. Vous ne bougez pas. Vous espérez que quelqu’un donne le signal du départ, l’initiative ne vient pas de Pois Chiche. Lui fixe une mèche rebelle dans vos cheveux. Sa cravate traîne dans son assiette aux trois quarts pleine.
Autour de vous, les autres s’agitent. Pois Chiche et vous demeurez immobiles.
Vous vous demandez pourquoi vous êtes tombée amoureuse de lui ? En face de vous, Pois Chiche affiche un air d’abruti.
Vous allez prendre le large, pensez-vous, tout larguer. Qu’ils aillent tous au diable.
Vous observez de nouveau Pois Chiche. Il ne mérite pas la façon dont vous le traitez. Vous avez presque envie de lui demander pardon. Si vous le faites, vous risquez de l’avoir sur les talons, vous le savez. Vous êtes persuadée que lui, à l’opposé de l’homme que vous aimez, il est le genre « pour l’éternité ».
Vous retenez votre respiration. Trente, quarante, quarante-cinq, cinquante… Vous
étouffez, vous souhaitez vous en aller.Vous êtes incapable de patienter plus longtemps. Vous vous levez. À part Pois Chiche, on se méprend sur vos intentions, sur l’endroit où vous vous rendez.
Vous leur offrez votre dos, sentez le regard de Pois Chiche collé à vous.
Dehors, vous souhaitez qu’il ait le coup de foudre pour une fille qui le regardera en pleine face, même quand il lui arrivera de trop insister, même à propos de rien.
« Pardon », murmurez-vous.
Vous disparaissez au coin de la rue.
(Nouvelle extraite du recueil : Le musée des choses, Éditions de la Grenouille Bleue.)
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage :Un sein en moins ! Et après…
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