Maxime Chattam fait partie des auteurs de thrillers français à grand succès. Chacun de ses livres est attendu par un grand nombre de lecteurs, dont je fais partie, même si je dois reconnaître l'avoir délaissé un temps puis y être revenu avec son diptyque "le Léviatemps / Le Requiem des Abysses". Mais, en ce tout début 2015, l'auteur lui-même avait prévenu, via les réseaux sociaux, son nouveau livre serait différent, si ce n'est dans le fond, au moins dans la forme. "Que ta volonté soit faite", que vient de publier Albin Michel, n'est en effet pas un thriller en forme de page-turner, mais un roman noir, à l'américaine, oppressant, lancinant, dérangeant. Ce livre ne le fera sans doute pas plus aimer de ceux qui ne l'aiment pas, mais il risque de désarçonner par mal de fidèles. Pourtant, ce sont bien les thèmes qui lui sont chers qu'on y retrouve, traités différemment. Et, en particulier, la question du Mal.
Est-ce parce qu'il a été (littéralement) baptisé dans le sang que Jon Petersen, né à Carson Mills, un bled paumé du Midwest, entouré de champs fleuris de coquelicots, au coeur de cette Amérique profonde comme une belle endormie, dans les années 50 (j'ai déduit la période, on n'a que peu de repères chronologiques), est devenu un homme mauvais ? Que dis-je, un monstre ?
Dès le plus jeune âge, Jon a montré des signes inquiétants, un caractère difficile, taciturne, porté sur la violence. Si son grand-père et ses tantes, avec qui il vit, n'en ont d'abord pas vraiment pris conscience, peu à peu, l'évidence est apparue : il y a quelque chose en lui qui ne tourne pas rond, un je ne sais quoi qui... Euh, désolé, je m'éloigne...
Le lecteur, lui, assiste médusé à l'émergence de ce monstres, à ses premières pulsions destructrices, à ses premiers actes de violence, à cette montée d'un être sans foi, ni loi, qui, en grandissant, va monter les échelons de l'horreur et de la perversion. Mais, si on se méfie de lui, on ne lui reproche rien ouvertement. Comme si, même encore gamin, on avait peur de se frotter à lui.
Pourtant, la très tranquille bourgade de Carson Mills va commencer à connaître des événements inédits. Des actes ignobles, dont certains sont cachés, d'autres révélés du bout des lèvres, avec la volonté d'en trouver l'auteur, oui, mais si possible, dans la plus grande discrétion. Car, il ne faudrait pas qu'on sache que...
D'autres actes, eux, sont de notoriété publique, mais reste des énigmes. Oh, il y a bien quelques soupçons, mais comment imaginer que quelqu'un du coin, qui plus est un jeune de la ville, même difficile, puisse faire cela ? N'est-il pas plus rassurant de penser que ce sont les actes d'un routard de passage, déjà loin ?
Mais, désormais, il plane sur Carson Mills comme une aura de crainte. Plus personne ne se sent vraiment tranquille et l'on redoute de nouveaux drames. Et Jon Petersen grandit, devient adulte, voit sa famille se disperser, s'amenuiser, aussi, fonde la sienne, à sa façon, dans la violence. Dans la ferme des Petersen, on ne rigole pas.
Mais, il y en a un qui aimerait bien comprendre ce qui se passe dans sa ville si calme devenue si inquiétante. C'est le shérif Jarvis Jefferson. Jamais il n'avait eu à gérer autant de faits graves. Voilà qui pique son orgueil, d'autant qu'il ne parvient pas à trouver de pistes sérieuses. Les quelques présomptions qui pourraient le mener chez les Peterson, à l'écart du centre-ville, sont bien peu de choses.
Et, avec les moyens dont il dispose, aux antipodes d'un épisode des Experts, question d'époque, de moyen, de géographie, aussi, il va devoir ronger son frein et compter sur son flair, mais aussi, espère-t-il, sur un coup de main du destin pour élucider des affaires qui n'ont a priori pas de lien entre elles... Obtenir l'indice fondamental qui lui permettra de découvrir le loup tapi dans la bergerie.
"Que ta volonté soit faite", c'est le parcours, non pas parallèle, car ce ne serait pas tout à fait exact, mais disons complémentaire entre Jon Petersen et le shérif Jeffers. Avec pour trait d'union, un enfant, le propre fils de Jon Petersen, Riley (la raison du choix de ce prénom est carrément glaçante), qui a un rôle moteur dans l'histoire, mais dont je ne parlerai pas plus ici, pour ne pas en dire trop sur l'histoire elle-même.
Je reste volontairement vague, comme vous le voyez, car le diable est dans les détails, plus encore que d'habitude et parce qu'il faut au lecteur vivre cette montée en puissance, apprivoiser ces personnages et cette ambiance si particulière, très sombre, très lourde, que plante parfaitement un premier chapitre d'une rare violence, et pas seulement physique.
Oui, dès les premières pages, on est fixé sur ce à quoi on aura affaire. Mais, toute cette première partie réussit à mettre franchement mal à l'aise, à pousser jusqu'à l'écoeurement le lecteur, qui est au fait de tous les travers de Jon Petersen. De cette montée chromatique dans la violence jusqu'aux plus sordides de ses actes.
Complaisance ? Parfois, on peut le penser, la frontière est si ténue, dans ce domaine. Mais, peu à peu, quand se met en place l'intrigue, si on peut appeler ça ainsi, tant sa construction est différente des schémas classiques, on comprend bien la nécessité d'insister sur la monstruosité de Jon. La rédemption ? Si vous pensez cela, c'est que vous n'avez pas encore saisi qui est Jon Peterson.
Non, "Que ta volonté soit faite" est justement tout sauf une histoire de rédemption. Une des dimensions-clés de ce roman est pourtant liée à la religion, très présente à Carson Mills, ville coupée en deux entre Méthodistes et Luthériens, deux clans inconciliables. On n'est pas dans une guerre de religion, ce n'est pas non plus les Hatfields et les McCoys, non, une cohabitation froide. La plupart du temps, en tout cas.
Mais on ne peut pas passer sur cette dimension religieuse. Ne serait-ce qu'en raison du titre, qui renvoie évidemment à la prière du Notre Père. La sentence, par certains aspects, est assez terrifiante, parce qu'elle revêt un certain fatalisme, comme on en rencontre souvent lorsqu'on se plie aux dogmes. La volonté divine s'applique, même pour les monstres.
Car qui a fait de Jon Petersen un monstre, si ce n'est Dieu. Le roman s'étend, je dirais, sur une trentaine d'années, mais on est loin des techniques de pointe du profilage. L'idée même de serial killer, au moins dans toute la première partie, est inconnue. Non, s'il y a une explication à ce qu'est Jon Petersen, puisqu'on ne peut objectivement l'expliquer autrement, c'est bien que joue une volonté qui nous dépasse tous.
Froid dans le dos. L'incarnation du mal serait-elle une fatalité, alors ? Et dans ce cas, comment faire pour s'en débarrasser ? Là, on retrouve toute la réflexion que mène Maxime Chattam à travers une bonne partie de ses thrillers. Le Mal, les personnages qui le symbolisent, la façon dont l'auteur de ce genre de livres vit cette plongée dans ces univers et ces personnalités perverses et dysfonctionnelles.
Avec quelques variantes, car vous aurez bien compris que je ne vous ai pas tout dit, et heureusement. La façon dont Maxime Chattam mène sa barque avec nous dedans, nous entraînant dans l'horreur avec un but précis, est, pour moi, la vraie réussite de ce livre, où l'on est surpris au moment où l'on s'y attend le moins.
Mais, surtout, pour revenir à ce titre à connotation religieuse, il sert aussi à l'auteur à nous prendre à partie, nous, lecteurs. Par le choix narratif qui est fait, Maxime Chattam va pouvoir s'adresser directement à nous, nous faire entrer dans le livre, nous donner une part de responsabilité dans les événements qui y sont racontés. Oui, dit comme ça, je le reconnais, c'est étrange.
Pourtant, c'est le cas, à travers une fin très ouverte, très étonnante, qui, je suis certain, ne plaira pas à tout le monde. Ainsi, on retrouve une des autres marottes de l'auteur : la fascination que ce mal, abject, insupportable, exerce sur nous, qui la rejetons dans la réalité et nous en délectons, lorsqu'il s'agit de fiction. Etrange paradoxe du lecteur de thrillers, de polars, interpellé dans son incohérence...
Mais, cette volonté, que souligne le titre du livre, c'est aussi celle, implacable, de Jon Petersen. "Maîtriser, asservir, détruire", est-il écrit. Une espèce de règle de vie pour un homme qui impose à tous sa volonté, quitte à recourir aux pires extrémités envers ceux qui ne l'accepteraient pas. On pourrait parler longuement de ce grand-père, démuni devant ce rejeton avec lequel il a été sévère, mais juste. J'ai été bouleversé par ses choix, d'une infinie dignité.
Pourtant, à sa manière, lui aussi accepte cette fatalité sans combattre le mal qu'il voit se développer sous son toit. Et que pourrait-il faire, d'ailleurs ? Lui, l'homme dur, intègre, taiseux, l'homme de la terre, qui s'y consacre corps et âme et impose aux siens une austérité certainement pesante avec notre regard si éloigné de tout cela... Le chef de famille qui, soudain, sent que son statut ne tient plus qu'à un fil parce que le diable est entré chez lui...
Dans les livres, comme parfois dans la vie, on croise des personnes qui ont une aura, qui irradie une certaine lumière. C'est, d'une certaine façon, le cas de Jon Petersen, sauf que sa lumière est noire et que, comme le trou de la même couleur, il absorbe et absorbe tout ce qui passe un peu trop près de lui. On retrouve chez lui ce charisme du mal, cet attrait terrifiant des vrais monstres, les plus dangereux...
Pourtant, je ne peux m'empêcher de préférer le personnage du shérif. Pas du tout par opposition entre le bien et le mal, mais parce qu'il est bien moins monolithique que Jon. Jon grandit, Jeffers vieillit, la nuance est d'importance à mes yeux. Et surtout, il incarne la persévérance et la volonté de justice. La nécessité de comprendre.
Il fait partie des rares personnages de ce livre qui incarnent la sagesse. Longueur de temps font plus que force ni que rage, a-t-on envie de dire à son égard. Un adjectif pour le qualifier ? Débonnaire, sans doute. Le parfait shérif pour une ville comme Carson Mills, celui qui connaît tout le monde, désamorce les conflits du quotidien, écoute autant qu'il agit.
Mais, face à la violence brute qui va frapper sa paisible ville, il sera un temps désarmé. Découragé. Mais jamais abattu, jamais vaincu. L'homme tient ses promesses, qu'il s'agisse de celle, faite à sa femme, d'arrêter de fumer, comme celle qu'il s'est faite à lui-même de découvrir les causes des drames qui se sont déroulés sur son territoire.
Enfin, finissons avec la dimension "roman noir". En plantant le décor de son livre dans ce Midwest rural et un peu coupé de tout, Maxime Chattam lorgne vers des auteurs comme Cormac McCarthy (d'ailleurs cité en exergue) ou Donald Ray Pollock. Je ne compare pas, j'explique. L'ambiance sombre, ambiguë, violente mais aussi austère et froide m'a conquis et la morale, puisqu'il en faut bien une, de cette histoire, malgré quelques pages qui auraient pu être simplifiées sur le plan de l'écriture, je trouve, fonctionne.
L'effet répulsion-attraction est efficace, on se laisse entraîner dans un premier temps dans la folie de Petersen. Cette première partie est assez éprouvante, mais il faut vraiment faire l'effort. On se demande dans quelles affres va nous emmener ce personnage, jusqu'à quel cercle de l'enfer il va nous guider. Cela demande de prendre un peu sur soi avant d'arriver, par la suite, sur quelque chose qu'on n'attendait sans doute pas. Et qui laisse pantelant.