More in English >> (Translation in progress, come bubble later) Heinrich Himmler - The Decent One, un film d'actualité
Comment Heinrich Himmler, jeune bourgeois catholique et nationaliste de la classe moyenne, est-il devenu le bras droit d'Hitler, responsable de la mort de millions de Juifs, d'homosexuels, de Communistes et de Roms ? Comment est née son idéologie ? Comment se voyait-il et comment était-il perçu par sa femme Margarete, sa fille Gudrun et sa maîtresse Hedwig ? Comment un homme qui se référait souvent aux soi-disant vertus germaniques telles que l'ordre, la correction et le respect, pouvait-il écrire à sa femme en pleine guerre et durant l'Holocauste : " Malgré toute cette charge de travail, je suis en forme et je dors très bien " ? Comment un homme peut-il se voir comme un héros et être aux yeux du monde un meurtrier de masse ?
Bulles de Culture (BdC) : Le film fait apparaître progressivement la folie. Au début, le récit des images et celui des voix composent un monde harmonieux. Mais petit à petit la réalité des images devient discordante par rapport à la parole du personnage principal, Heinrich Himmler.
Vanessa Lapa (V.L.) : Au début, le spectateur a le temps de rentrer dans l'histoire, de se familiariser avec le contexte de l'époque, de trouver ses points de repère dans l'Allemagne du début du siècle. Et petit à petit le malaise s'installe. Mais, comme on est embarqué dans l'histoire, il n'est plus question de juger les personnages d'un point de vue complètement extérieur, le spectateur ressent plutôt ce malaise de l'intérieur. On suit un enfant, le petit Himmler, qui grandit et s'en va vers le désastre.
Nous nous sommes rendus compte que cette tension arrivait de façon très naturelle dans les lettres : il y a un moment où tout bascule, sans qu'on ait précisément senti venir ce moment. Les lettres qu'Himmler écrivait ou recevait sont souvent très longues, répétitives, ennuyeuses... donc il y a eu un immense travail de découpage et d'assemblage - bien sûr, aucun mot n'a été ajouté aux textes originaux.
Si l'histoire devait avoir lieu aujourd'hui, c'est sûrement de la même façon que les choses se passeraient. Cette façon de construire le film invitera le public, je l'espère, à se poser des questions après l'avoir vu. Ce sont des questions que nous devons tous nous poser.
BdC : Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem - Rapport sur la banalité du mal, décrit Eichmann comme un homme qui a cessé de penser et qui n'est plus capable de distinguer le bien et le mal. Avez-vous le même sentiment par rapport à Himmler ?
V.L. : Je connais bien l'œuvre d'Hannah Arendt, je me suis beaucoup intéressée à sa relation avec Heidegger, mais je n'ai jamais été d'accord avec la conclusion de sa réflexion sur la " banalité du mal ". Aujourd'hui, je suis toujours en désaccord avec cette vision et j'espère que mon film le montre bien. C'est d'autant plus évident qu'Himmler n'est pas Eichmann : Himmler est un donneur d'ordres, un penseur, alors qu'Eichmann est un exécutant. Ils ne représentent donc pas la même figure du mal. En 1943, Himmler pense la " solution finale ", il est encore meneur. Il n'est jamais passif dans le Reich, il n'y a rien de banal dans le mal de Himmler. La seule bonne nouvelle que le film peut apporter, c'est qu'il a fait un choix que la majorité des gens ne ferait pas. La mauvaise nouvelle, c'est qu'il est à mon avis un homme ordinaire, voire médiocre. Nous devons donc tous nous efforcer d'être extraordinaires !
BdC : Dans son dernier livre Les Âmes blessées, Boris Cyrulnik dit : " [...] j'ai été, très jeune, atteint par la rage de comprendre. J'ai cru que la psychiatrie, science de l'âme, pouvait expliquer la folie du nazisme. " Êtes-vous devenue cinéaste pour comprendre le nazisme ?
V.L. : J'aime énormément ce qu'écrit Boris Cyrulnik, mais je ne suis pas devenue cinéaste pour comprendre le nazisme, pas du tout. Si la correspondance d'Himmler n'était pas venue jusqu'à moi, je n'aurais pas fait ce film. Par contre, même si je n'ai pas la même histoire que Boris Cyrulnik, je comprends très bien la rage dont il parle. Je peux dire que ce qui m'anime, c'est la rage de comprendre l'espèce humaine et la frustration de ne pas la comprendre : les questions du bien et du mal, le nazisme, comment tout cela arrive-t-il ? Cette force me met en mouvement, je continue d'avoir envie de comprendre, même si je n'ai pas l'espoir d'obtenir des réponses. Mon film, d'ailleurs, ne fait qu'ouvrir des questions ou confirmer qu'il y a des choses auxquelles on ne sait pas donner d'explications mathématiques.
BdC : Votre film nous apprend que la fille d'Himmler, Gudrun, s'occupe toujours d'une organisation procurant une aide juridique et financière aux criminels de guerre nazis.
V.L. : En effet. Elle est moins active aujourd'hui, parce qu'il y a de moins en moins de criminels de guerre nazis dans les prisons, mais il y a plus de vingt ans, son organisation soutenait financièrement ceux qui, avec de faux passeports, partaient pour l'Amérique du Sud. La fille d'Heinrich Himmler a fait ce choix-là bien après la fin de la guerre, quand elle avait une trentaine d'années. Mais dans le film, je la montre petite fille, qui admire son père, ce qui est tout à fait normal et n'est pas critiquable : tout criminel qu'il soit, un père reste un père aux yeux de son enfant.
Ce que Gudrun prétend, aujourd'hui encore, c'est que l'Allemagne a employé des personnes pour servir son intérêt pendant le IIIème Reich et les a ensuite laissés tomber, mis en prison, etc. D'un point de vue intellectuel, cette question peut se discuter, mais elle ne m'intéresse pas. J'aimerais que quelqu'un comme Gudrun porte un autre message.
BdC : Par contre, Katrin Himmler, petite nièce d'Heinrich, est politologue et a pris une autre distance par rapport à sa famille.
V.L. : Oui, elle est politologue et conduit depuis plusieurs années un travail très important et très critique sur le nazisme et sur sa famille. Elle a travaillé à l'édition de la correspondance d'Himmler et a collaboré à l'écriture du film. Bien sûr, elle n'est plus en contact avec Gudrun ni avec la famille Himmler, car ils considèrent qu'elle les a trahis.
BdC : Aujourd'hui, de nombreux européens craignent un retour massif du racisme et de l'exclusion au sein-même de leurs pays. Pensez-vous qu'un parcours comme celui d'Himmler soit possible aujourd'hui en Europe ?
V.L. : Non seulement il est possible, mais il est certain que des gens comme Himmler naissent et grandissent chaque jour, dans chaque pays du monde et pas qu'en Europe. Penser et évoluer comme Himmler est propre à l'humain. Le rôle de la société est justement d'empêcher ce genre de personnes d'arriver à un niveau de pouvoir où elles pourraient prendre des décisions. Mais les conditions économiques et géopolitiques actuelles permettent à des gens comme Himmler de trouver un terreau propice à la propagation de leurs idées. S'ils arrivent à des positions-clés au sein de leurs sociétés ou à l'intérieur d'un groupe, ils peuvent entraîner un désastre.
Primo Levi dit que puisque " ça " s'est passé, ça peut se reproduire. J'adhère tout à fait à cette pensée : il y a d'autres génocides, il y en a eu d'autres, il y en aura d'autres. Mon film ne parle pas que de la folie nazie, il pose la question de la folie humaine en général. C'est un film actuel, pas seulement un film historique.
Propos recueillis par Olivier D. à Paris, le 14 janvier 2015.