Comment voulez-vous écrire après ce que nous avons vécu ? Dimanche, près de quatre millions de personnes de tous horizons ont manifesté tranquillement, sans cris mais avec applaudissements, un peu partout en France. Et après, on fait quoi ? La question s'est rapidement imposé à tout le monde. Certains ont fait le tri, d'autres le débat, d'autres encore la paix.
Dimanche, des manifestations monstres ont occupé la France. Près de quatre millions de personnes, plusieurs centaines de cortèges, souvent silencieux et tristes. Des images inoubliables, après un choc collectif qui ne l'était pas moins. Une soixantaine de chefs d'Etats et de représentants de pays étrangers était là. Des images de fraternité, des rires aussi: Nicolas Sarkozy réussissant en quelques pas à se glisser au premier rang du cortège, François Hollande qui se prend une chiure d'oiseau sur l'épaule en pleine embrassade émue de Patrick Pelloux. C'est le dessinateur Luz, amusé et stupéfait malgré sa tristesse, qui rapporte l'anecdote lundi matin à l'aube.
On sourit, il faut rire contre les cons et la mort.
La mémoire des morts innocents des attentats du 7, 8 et 9 janvier a été honorée. Mais la foule anonyme avait aussi un autre message, tout aussi fort: "nous n'avons pas peur". Les risques d'attentat, ce week-end là, étaient évidents. Et pourtant, près de quatre millions de personnes sont sorties dans la rue, pour marcher, en masse et en ordre, sans heurts ni dérapages.
"Nous sommes Charlie"Lundi, la France était encore groggy par son émotion collective. Les politiques encore interloqués et emportés par l'élan national. Les voix discordantes qui s'étaient exprimées dès les premières heures des attentats contre l'unité nationale faisaient grise mine.
"Nous sommes un peuple"
"Nous sommes la France"
"Nous n'avons pas peur"
1. Ce fut un moment d'unité nationale inédit.
Mardi, les députés ont applaudi à tout rompre le discours de Manuel Valls. Une fois n'est pas coutume, le premier ministre avait trouvé les mots justes, pour tous et pour chacun."Les terroristes ont tué, assassiné des journalistes, des policiers, des Français juifs, des salariés. Les terroristes ont tué des personnes connues ou des anonymes, dans leur diversité d’origine, d’opinion et de croyance. Et c’est toute la communauté nationale que l’on a touchée. Oui, c’est la France qu’on a touché au cœur"La représentation nationale toute entière chanta aussi la Marseillaise. Cela ne s'était pas vu depuis 1918. Ce n'était pas l'union, mais simplement l'unité nationale, c'est-à-dire un moment politique et social où la France s'incarne et se rappelle au-dessus des clivages. Une immense majorité des mêmes députés votent la poursuite de l'intervention militaire française contre Daesh. Personne, parmi les rares opposants, ne se demande comment aurait été interprété un retrait militaire en pareilles circonstances.
Quelques esprits purs ont aussi osé minorer cet élan solidaire, et toutes les belles et généreuses déclarations de tolérance et de résistance contre l'obscurantisme au motif que le monde n'est pas encore parfait; que les mêmes qui manifestèrent dans le cortège officiel n'étaient pas si purs, vierges et exemplaires en matière de libertés politiques. Dans son édition du 17 janvier, le Monde publiait une tribune de quelques intellectuels et "sachants" au titre explicite: "non à l'union sacrée". On pouvait y lire leur tristesse après les attentats, mais aussi leur rancoeur devant le ralliement national et international non filtrés. Où avaient-ils vu une union sacrée ? Ils accusaient forcément Israël, puisque la présence de Netanyahu dimanche dernier avait marqué les esprits. Ils omettaient, bizarrement, de rappeler que même le Hamas palestinien avait pourtant condamné l'attentat contre Charlie Hebdo. Pourquoi fallait-il donc faire le tri aussi vite ? Pourquoi ne comprenaient-ils pas qu'il fallait vite et fortement jeter ces meurtres, leurs auteurs et leurs complices dans les poubelles de l'histoire humaine ?
La France ne manque pas de cons.
2. La guerre n'est pas finie.
Les pleureuses peuvent encore pleurer. Il y a des cons qui oubliaient encore qu'il s'agit bien d'une guerre.
Mélenchon préfère le terme d'opération de police, mais il assume la réalité. Cela ne change pas le fond: la menace est là. Personne ne pourra plus la nier. Le danger terroriste existe. Des milliers de "faux musulmans" - l'expression est du frère du policier achevé dans la rue par l'un des deux assassins de Charlie Hebdo - rêvent d'en découdre, c'est-à-dire de tuer, et en masse. Neuf jours après le drame, les forces de sécurité belges ont déjoué un projet d'attentat à Liège, en tuant deux forcenés du djihad qui ripostaient à la kalachnikov. En France, une vingtaine de suspects ont été placés en garde en vue.
On cherche les complices.
Nos services de sécurité ont rapidement retrouvé la compagne en burka d'Amedy Coulibaly. Elle s'était échappée en Syrie, via la Turquie, une semaine avant les attentats. Avec la complicité de deux autres frères, elle rejoignait Daesh, aka l'Etat islamique, une entreprise de terreur et de crime qui publiait encore des videos sur internet figurant un enfant d'une dizaine d'années exécutant deux prisonniers russes soupçonnés d'espionnage. Cette même entreprise qui exhibait l'exécution d'une femme accusée d'adultère. Jeudi, un porte-parole d'AqPa avait enfin trouvé les moyens pour revendiquer l'assassinat politique des dessinateurs de Charlie Hebdo. La succursale yéménite d'Al Qaïda avait eu quelque mal à réagir à chaud.
En Arabie Saoudite, un journaliste et blogueur dissident, Raef Badaoui, est tombé à moitié mort après 50 coups de fouet... La punition barbare, ordonné par la justice, a été interrompue vendredi "pour des raisons de santé". Raef Badaoui a encore 950 coups de fouets à endurer. Au nord-est du Nigeria, la secte Boko Aram a rasé la ville de Baga, tuant des centaines de civils.
3. Certains ont vite fait le tri.
Ils s'interrogeaient ainsi sur la faible participation des habitants de "banlieues" ou des "quartiers", dans les cortèges dominicaux. Ils oubliaient les campagnes, et surtout la France périphérique, l'immense majorité du territoire, au-delà des banlieues, qui vit percluse de chômage et de précarité. Est-elle là aussi, ce dimanche, dans les rues de France, pour témoigner de sa stupeur ? Pour quelques médias et quelques politiques, il s'agissait surtout de questionner la loyauté laïque et républicaine de la communauté musulmane. Pour d'autres, la nationalité française des trois terroristes suffisait à reparler d'un "ennemi de l'intérieur".
Ces attentats interrogent encore sur l'islam. C'est simpliste. On est loin d'un embrigadement massif et général de fous furieux religieux. Les attentats effarent parce qu'ils sont l'oeuvre d'une grappe d'individus, aussi forcenés et cruels qu'ils sont isolés et peu nombreux.
On a pourtant faiblement insisté sur le naufrage politique de la droite furibarde. Marine le Pen, qui couinait de n'être invitée aux côtés de François Hollande dans le cortège officiel, s'est réfugié dans une mairie frontiste. "Vous n'avez pas honte ?" lui demanda le journaliste Jean-Pierre Elkabach, estomaqué que la leader du FN ait osé instrumentaliser ce drame pour se différencier. Plus pittoyable encore fut la réaction du père Jean-Marie. Le Pen senior, dans un entretien à un média russe, expliqua que l'attentat contre Charlie Hebdo "porte la signature de services secrets". Comment la fachosphère islamophobe a dérapé sur les réseaux sociaux fut un moment gênant pour la République.
L'islamophobie aide, entretient et nourrit l'islamisme.
4. Puisque l'islam est mis en cause sans nuances, il faut défendre ses pratiquants ou simples croyants.
Confondre l'islam avec ces criminels est bien triste. Cette défense suffit à en agacer certains. La même France unanime avait pourtant négligé la multiplication des actes islamophobes dans la foulée des attentats. Il fallait crié contre les amalgames. Trois faux musulmans et meurtriers ne sont pas l'islam. Jean-Luc Mélenchon appela le pays à renforcer ses "anti-corps républicains". Il fallait aussi lire cette lettre des Oulémas contre Daesch et les fanatiques.
François Hollande, Manuel Valls, et d'autres politiques, de droite comme de gauche, ont renchéri. On rappela ainsi la religion du jeune policier, Ahmet Berabet, et de Lassana Bathily, ce jeune malien qui avait protégé une dizaine de clients de l'Hyper-Casher des foudres illuminées d'Amedy Coulibaly et qui s'est vu honoré d'une naturalisation française expresse. On rappela la couleur de peau de la courageuse policière municipale du Montrouge, Clarissa Jean-Philippe, tuée jeudi 8 janvier par Coulibaly. Pourquoi ces précautions ? Parce qu'il faut éviter les amalgames. La France n'a pas perdu ses cons, ils sont encore légions..
Vendredi, le secrétaire d'Etat américain John Kerry est à Paris. Il visite les lieux des drames. Les Etats-Unis étaient absents de toute représentant le dimanche précédent. Kerry s'excuse de l'impair. A l'Hotel de Ville, il livre l'un des plus beaux discours de la période. Lui aussi cite Ahmed Berabet, et Lassana Bathily . Toujours le refus des amalgames.
A Paris, le journaliste Philippe Tesson est débarqué du Point, le même journal qui pourtant il n'y a pas si longtemps titrait encore sur "l'Islam sans gêne." Mais Tesson a joué de l'amalgame, comme d'autres. Au mauvais moment, après l'un des pires drames de la République.
5. Toute la France n'était pas "Charlie".
Une frange de la gauche radicale avait du mal à digérer que l'objet de ces railleries ait été décimé par des fous qui se réclamaient d'Allah. Cela faisait tâche dans l'argumentaire. De jeunes élèves refusaient la minute de silence. D'autres moquaient les attentats sur les réseaux sociaux.
Dès les premières minutes qui ont suivi l'attentat à Charlie Hebdo, on avait entendu ou lu ces "Ils l'ont bien cherché". Le prétendu humoriste Dieudonné a même profité du massacre pour se faire un joli coup de pub en écrivant sur les réseaux sociaux: "Je suis Charlie Coulibaly". Certains esprits faibles ont crié aux violations de la liberté d'expression quand Dieudonné a été interpellé pour se faire signifier des poursuites judiciaires. Quel rapport entre une procédure contre un provocateur raciste et l'assassinat de dessinateurs ? Aucun.
La France n'a pas perdu ses cons.
La riposte contre celles et ceux, anonymes ou célèbres, qui ont loué ou applaudi au massacre de la semaine dernière a été rapide et lourde. Le motif est souvent le même: apologie du terrorisme. Mardi, à Nanterre, un homme de 22 ans est condamné à un an de prison ferme après avoir mis en ligne une vidéo sur le réseau Facebook " dans laquelle il se moque du policier abattu sur le trottoir lors de la fusillade". Au total, sur la semaine, quelque 54 personnes sont sous le coup d'une poursuite en justice pour des faits similaires. Et près de 40.000 messages haineux anti-CharlieHebdo ou à la gloire des terroristes auraient été enregistrés sur les réseaux sociaux. C'est beaucoup... et très peu. Une marge à l'échelle du pays.
Plus largement, quelque 200 "incidents" avaient été relevés en une semaine par les services de l'Education nationale dans les 64.000 établissements scolaires français: des refus d'élèves de participer à la minute de silence à des insultes ou des heurts que l'on pouvait attribuer aux attentats. On reprend, enfin, un débat sur l'école, l'importance de l'enseignement laïc du fait religieux, les limites des programmes scolaires. Le 12 janvier, la ministre Najat Vallaud-Belkacem reçoit les syndicats lycéens.
On s'est souvenu que l'école était un lieu important. En 2009 fort heureusement, les ineffables conseillers en com' et stratégie extrême-droitiste qui plombaient l'atmosphère et les idées élyséennes n'avaient pas eu l'imagination suffisamment fertile pour suggérer l'organisation de débats sur l'identité nationale dans nos écoles. Mais l'école a été abimée par des calculs libéraux de nombre d'élèves par professeur et autres billevesées comptables pour réduire l'encadrement, la formation et l'enseignement scolaire.
6. On a peur d'un Patriot Act.
Confondre François Hollande avec George W. Bush était l'un de ces raccourcis rabougris de l'époque. Dès les premières heures des attentats, quelques voix discordantes ou vigilantes s'inquiétaient d'un éventuel "Patriot Act" à la française. Les plus grincheux préféraient s'inquiéter avant l'heure d'une restriction des libertés publiques comme en 2001 aux Etats-Unis après le 11 septembre.
Lundi, Manuel Valls annonce la couleur: pas question d'un Patriot Act. D'abord, les engagements européens, que l'on fustige tant par ailleurs quand il s'agit de politique économique et sociale, empêchent le gouvernement français de faire n'importe quoi. Ensuite, le dispositif législatif sécuritaire français est déjà sacrément complet. Tout juste Valls réclame-t-il des parlementaires européens qu'ils votent l'extension du fichier des passagers aériens ("PNR", ou "Passenger Name Record").
7. Le "monde" musulman s'énerve très vite contre la nouvelle une de Charlie Hebdo.
Le "monde musulman" est un concept médiatique: nul sondage, ni manifestations millionnaires. Il suffit de heurts violents et éparpillés sur le globe pour l'amalgame reprenne le dessus. Dès mercredi, il y a eut des heurts, et parfois des morts, à cause de la nouvelle couverture de Charlie Hebdo mercredi 14 janvier. En France, les kiosques sont pris d'assaut. Mercredi matin à l'aube, il n'y a déjà plus d'exemplaires. On évoque un tirage de 7 millions. Des racailles tentent de déposer la marque "JeSuisCharlie", l'INPI refuse.
L'actualité, avec ses excès ridicules, reprend ses droits. L'humour après la mort, comme une thérapie collective ou individuelle. La première "une du jour d'après" de Charlie Hebdo, celle du numéro des survivants, hébergés par le quotidien Libération, choque déjà. De nombreux médias étrangers refusent d'en publier la couverture. Le Sénégal interdit la publication du journal, c'est plus simple. Au Pakistan, l'ambassade de France subit des attaques. Au Niger, un centre culturel français est incendié. Une mission catholique entièrement saccagée, comme si Charlie Hebdo avait une quelconque rapport. Les esprits faibles sont légions, encore et toujours.
Dans l'un des creux de l'Occident chrétien, la chaîne britannique Sky News censura en direct et sans souci une interview de l'essayiste Caroline Fourrest qui tentait de montrer la couverture du Charlie Hebdo incriminé. Plus généralement, les médias anglo-saxons se refusent à publier la une.
Au final, que conclure, que retenir ?
Les cadavres des victimes n'étaient pas froids qu'il fallait déjà rappeler quelques évidences. D'abord, et en premier lieu, qu'on ne tue pas les blasphémateurs. Que l'humour, même quand on l'apprécie pas, ne mérite jamais la mort.
Que les 3 terroristes se sont réclamés de l'islam et de rien d'autre, et que donc cela fait souffrir et interroge aussi celles et ceux de confession ou de culture musulmane.
Qu'on a le droit d'être agnostique, voire, pire, athée.
Qu'on s'interroge, vraiment, sur le respect et la place à donner aux religions. Il y a des cons pour insister sur les clivages. Il y a des aveugles pour refuser de voir les problèmes.
Après tout ça, commenter la loi Macron, ou discuter d'un dernier sondage prédictif, ou encore débattre de la loi hospitalière ?
On peut en douter.
Et alors ?
#NoussommesencoreCharlie
Crédit illustration: DoZone Parody