" Une anthropologie du Jazz " Jean Jamin & Patrick Williams

Publié le 16 janvier 2015 par Assurbanipal

" Une anthropologie du Jazz "

Jean Jamin & Patrick Williams

Paris, CNRS Editions, collection " Biblis ", 2013, 382p.

Lectrices savantes, lecteurs lettrés, vous savez assurément que l'anthropologie est la science qui étudie l'homme dans son ensemble. Pour une définition plus précise, je vous renvoie au Trésor de la langue française informatisé, oeuvre du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) qui publie aussi l'Anthropologie du Jazz, objet de la présente chronique.

Il s'agit en fait d'un recueil d'articles que les auteurs ont rassemblé dans une logique qui se dévoile dans la table des matières:

le chapitre introductif s'intitule " Une anthropologie du Jazz est-elle possible ? ". J'avoue n'y avoir rien compris et je compte sur vous pour me l'expliquer, lectrices savantes, lecteurs lettrés.

Première partie: L'oeuvre, la vie ( ni ou ni et notez le bien)

Chapitre premier: De la discographie et de son usage: l'oeuvre ou la vie?

Chapitre intéressant sur une invention des fans de Jazz: la discographie. Cette manie de collectionner, de savoir que tel jour, à telle heure, dans tel studio, tels musiciens se sont réunis pour jouer sur tels instruments tels morceaux de tels compositeurs avec tel producteur, tel ingénieur du son est propre au Jazz. Une lubie qui risque de disparaître avec la dématérialisation de la musique. Sans pochette, fut-ce de CD, déjà plus petite que celle d'un vinyl, comment connaître des détails aussi essentiels à la création d'une oeuvre démocratique et participative comme l'est le Jazz? Comment comprendre " Way out west " de Sonny Rollins sans savoir que la séance fut enregistrée en studio, à Los Angeles, entre 2h et 6h du matin, après les concerts en club par un trio déjà chaud mais complètement relax composé de Sonny Rollins (sax ténor), Ray Brown (contrebasse) et Shelly Manne (batterie)? Le Jazz apparaît en même temps que le disque et la radio. Avec la puissance financière de l'industrie américaine du divertissement derrière eux, des musiciens créant une musique aussi neuve, aussi puissante ne pouvaient qu'emporter le monde avec eux. Ce qu'ils firent.

Chapitre II. De la biographie et de ses mésusages: l'oeuvre contre la vie?

Le passage le plus intéressant concerne, à mon avis, Billie Holiday dont l'autobiographie arrachée par son dernier mari (il y avait du fric à faire) s'intitule " Lady sings the Blues " alors que Lady Day n'en chanta quasiment jamais. C'est dire la confusion entre la vie et l'oeuvre.

Deuxième partie: communautés

Chapitre III: standards et standardisation: sur un aspect du répertoire des musiciens de Jazz

Comme le dit Lee Konitz, " je me suis vite aperçu que connaître 7 morceaux suffisait pour réussir dans ce business ". Le propre du génie de Lee Konitz est qu'il trouve encore du neuf à dire sur " All the things You are " depuis 70 ans qu'il le joue sur scène ou en studio. Aussi conservateur que puisse paraître un tel ressassement, ce sont des savoirs qui ne s'apprennent pas au conservatoire. Les techniques peut-être mais pas la fraîcheur et l'émotion. Au terme de ce chapitre, il reste un mystère non éclairci: pourquoi jouer toujours les morceaux de Tin Pan Alley des années 20 et 30 du XX° siècle et pourquoi ne pas utiliser les pop songs actuelles, à part de rares exemples comme Herbie Hancock, Manu Codjia ou Pierrick Pédron? Est-ce en raison des droits d'auteur, d'un manque d'imagination, de curiosité des musiciens, d'intérêt des tubes actuels?

" Le Jazz, ça consiste à transformer le saucisson en caviar " (Barney Wilen).

Chapitre IV: les trois communautés de David Murray

Ne connaissant rien de l'oeuvre de David Murray, je ne dirai rien de ce chapitre, fort intéressant au demeurant.

Chapitre V: un héritage sans transmission: le jazz manouche

Patrick Williams est un expert du sujet puisqu'il a écrit une biographie de Django Reinhardt qui fait autorité. Toutefois, sa thèse ne me convainc pas. Pas de transmission? Et la guitare offerte par Djano à son fils Babik alors? Et les disques qui laissèrent la trace des envolées de Django? Par contre, il est vrai que Django Reinhardt, tout en demeurant un symbole de l'identité manouche, a largement dépassé le cadre de sa communauté d'origine puisqu'il est le seul Jazzman français reconnu aux USA comme un authentique créateur. Ce n'est pas par hasard que John Lewis lui dédia " Django " une de ses compositions les plus fameuses. Phénomène curieux: ce musicien si innovant a produit, post mortem, des légions de clones qui sévissent encore, ne reproduisant que des tics de langage, sans âme, sans fraîcheur, sans création. Le même phénomène se retrouve pour Charlie Parker et John Coltrane mais me semble encore plus marqué pour les guitaristes de jazz manouche dans leur rapport révérentiel à Django.

Troisième partie: Réception, diffusion

Chapitre VI: Au-delà du Vieux Carré: considérations sur la réception et la diffusion du Jazz en France

Les auteurs, deux intellectuels français étudiant le Jazz, nous démontrent par A +B que cette intellectualisation du Jazz, est née en France et ne pouvait naître qu'en France. Je me rends à leurs arguments.

Chapitre VII: Le Jazz et La Création du Monde

Article consacré à Darius Milhaud, Provencal de confession israélite, comme il aimait se définir, qui se passionna pour le Jazz jusqu'à 1923 pour l'abandonner totalement ensuite. Le mystère de cet abandon demeure après la lecture de cet article. Ce compositeur aimait à se confronter à la négritude mais sans oser aller jusqu'à sa source, en Afrique.

En résumé, lectrices savantes, lecteurs lettrés, ce livre fourmille d'idées, d'informations et la riche bibliographie qu'il contient permet de pousser encore plus loin les recherches.

Pour conclure, " Anthropology " par Dizzy Gillespie (trompette) et l'ensemble vocal français Les Double Six et l'oeuvre d'un ancien étudiant en anthropologie et musique de l'université du Nouveau Mexique à Albuquerque, John Lewis (piano) et son Modern Jazz Quartet au Swing si savant.