Stuart Nadler. Voilà le nom d'un jeune écrivain américain à retenir. Il a été distingué en 2012 comme l'un des cinq meilleurs auteurs de moins de trente-cinq ans de l'année par la National Book Foundation, en même temps notamment que Justin Torres, auteur du remarquable premier roman "Vie animale" ("We the animals", traduit de l'américain par Laetitia Devaux, L'Olivier, 2012). Il avait alors publié un recueil de sept nouvelles impressionnantes de maîtrise, "Le livre de la vie" ("The book of life", traduit de l'américain par Bernard Cohen, Albin Michel, 2013).
Pour le reste, on sait qu'il a grandi à Boston, où il vit toujours avec son épouse, qu'il sort de l'université de l'Iowa où enseigne Marilynne Robinson, qu'il est lauréat du "Truman Capote Fellowship", qu'il est passé par l'université du Wisconsin et qu'il n'a plus peur de l'avion. Son âge? Mystère! Je dirais 35 ans actuellement.
Nous parvient aujourd'hui la traduction du premier roman de Stuart Nadler, le très beau et très américain "Un été à Blue Point" ("Wise men", traduit de l'américain par Bernard Cohen, Albin Michel, 422 pages).
Un livre qui se déroule en grande partie à Cape Cod, cet endroit où il fallait avoir une maison secondaire quand on était un Américain de l'Est dans les années 50 et 60. A remarquer qu'on le comprend, le lieu est paradisiaque.
C'est donc là, à Cape Cod, que Robert Wise installe sa petite famille, à savoir sa femme et son fils de dix-sept ans, en 1952. "Si la première partie de sa vie avait été une bataille pour mon père, Bluepoint en symbolisait la victoire", lit-on. L'avocat vient de remporter son premier grand procès qui fera entrer le fils d'immigré juif qu'il est dans la catégorie des gens riches. Il n'y pénètre pas seul. Il a un associé, Robert Ashley, soldat américain qui lui a sauvé la vie à Cherbourg durant la Seconde Guerre mondiale, et à qui il voue une reconnaissance éternelle. Le célibataire s'installe dans une autre maison du Cape Cod, un peu plus bas sur la colline qui descend vers la mer.
Tout baigne? Oui et non. Car si l'existence dorée convient parfaitement bien à Robert Wise et à son épouse, elle coince dans la gorge de leur fils, Hilton Samuel Wise. A dix-sept ans, on est facilement déboussolé, lui concède le romancier. Ce que voit le narrateur, c'est l'autre côté du décor en or de plus en plus massif. Le serviteur noir, Lem Dawson, acheté avec la maison, traité comme un boy. La nièce de ce dernier, Savannah, qui vit comme elle le peut avec son aventurier de père même si ce dernier eut des heures de gloire comme joueur de base-ball, et dont il tombe immédiatement amoureux, sans le savoir lui-même. Déboussolé... au risque de se noyer.
Stuart Nadler. (c) Nina Subin.
"Hilly a toujours essayé", me dit Stuart Nadler, de passage à Bruxelles, "et c'est le cœur du livre, de racheter son péché d'être né dans un monde privilégié. Il est touché par la question raciale aussi, en tant que jeune homme d’abord, en tant que journaliste plus tard. Il a une tendance à l'expiation et le réflexe de tenter de sauver des femmes condamnées."On pourrait aussi résumer ce beau livre dans la question qu'adresse plus tard Lauren, une autre adolescente en recherche, à Hilly alors adulte: "C'est comment, d'être le fils d'Arthur Wise?"
Toute l'ossature de ce roman plein de finesse se trouve dans cette relation père-fils et dans les trous de celle-ci jusqu'à la peut-être réconciliation finale. "Oui, je n'y ai pas pensé consciemment. Quand on s'intéresse à des personnages imparfaits, on découvre plein de choses sur eux en écrivant leurs péchés et ceux des autres. C'est une réconciliation qu’on cherche."
On parcourt aussi soixante ans d'histoire des Etats-Unis dans ce livre en trois parties (1952, 1972, 2012), vus par l’œil du narrateur: "Sa voix s’est imposée à la première personne dès le début", se souvient le romancier. "J'ai toujours eu envie d'écrire un roman sur une longue période de temps. 1947 est le vrai début du livre. C'est aussi l'année où les Noirs ont pu intégrer les équipes de sport. 1952 a été une année extraordinaire, le début de la guerre froide. En 1972, il y a eu le rapport du Pentagone sur le Vietnam, Nixon a été réélu. Ce fut une année cruciale et l'aube du pessimisme américain. Il est difficile d'écrire un roman sur autant de temps à la première personne. J'ai choisi de faire des séquences temporelles plutôt que de raconter chaque année. J'ai opté pour de grandes époques avec des flash-backs comme l'accident d’avion du père à la fin."
On découvre encore le monde des cabinets d'avocats qui s'enrichissent à la suite d'accidents - d'avions dans le cas des associés Wise & Ashley. Sur le dos des compagnies d'aviations, en prélevant un pourcentage des indemnités qu'ils obtiennent pour les victimes. Au point de devenir parfois les experts dans des contrats ultérieurs. Un cynisme diablement bien montré.
Un événement peut-il avoir des conséquences sur toute une vie? La chute d'un avion en 1947 pour le père, la rencontre avec Savannah en 1952 pour le fils, d'autres éléments dont on laissera la surprise? La question apparaît en filigrane, tout comme la relation entre les deux associés qui, au début, s'échangent du courrier en envoyant le "boy" porter leurs missives à travers la colline de Cape Cod.
"Un été à Bluepoint" est à la fois un roman d'amour et de culpabilité. Pour Stuart Nadler, "c'est plus un roman d'amour que de culpabilité mais l'un et l'autre sont présents. Qu'on le veuille ou non, la culpabilité est un fait de la vie auquel on ne peut pas échapper. Mais certains y échappent plus que d’autres." Hilly conserve l'idée de Savannah dans un coin de sa tête, même quand les années passent par dizaines. Il n'en a reçu qu'un baiser en 1952 dont il apparaît l'otage. Il attend sa belle, il la cherche partout. "Mon personnage a une vision très sentimentale de l'amour. Il s'accroche à ce baiser, pour des raisons de désillusion sentimentale, pas pour vivre cet amour. Son obsession est un peu borderline. Il en est le prisonnier volontaire. Il n'a eu qu'un baiser, s'il avait eu davantage, que se serait-il passé?"
Cela évite à Hilly de vivre sa vie, jusqu'au jour où son père qui a toujours eu de l'ascendant sur lui en décide autrement. "Je ne connais pas des gens qui soient aussi riches qu'Arthur Wise", m'explique l'Américain, "mais je connais des hommes qui lui ressemblent beaucoup. Des gens qui sont partis de rien, qui ont connu le succès et qui ont toujours cet appétit pour la réussite."
Et par rapport à son goût pour le commandement? "Une partie du livre est sur l'image que donnent les gens et sur ce qu'ils sont vraiment. Pendant longtemps, Hilton a eu une vision superficielle de son père, à la fin, il comprend les mécanismes de défense qu'il a mis en place pour se protéger."
Est-ce un effet de la guerre ou était-il comme ça avant? Prendre des revanches sur tout le monde parce qu'il avait été sauvé? Décider de tout et de tous, même du mariage de son fils? "La guerre? Je ne sais pas. Il n'est pas rentré le même de la guerre mais je n'ai pas beaucoup exploré cela. Quand on a été au combat de si près et comme il a été sauvé par son camarade Robert, c'est compliqué d’échapper aux séquelles. Mes deux grands-pères ont pris part à la Seconde Guerre mondiale mais aucun des deux ne m'en a jamais parlé."
"Un été à Blupoint" entrelace agréablement deux points de vue de l'Amérique. Et, avec les multiples histoires qu'il décrit, il nous donne à aimer le fils bien entendu, mais aussi le père, et leurs proches.