[anthologie permanente] Durs Grünbein

Par Florence Trocmé

Heiner Müller, à plus tard… 
Trois feuillets 
 

La nouvelle arriva comme sur des ailes de corneilles 
Au travers d’arbres dénudés, du treillage urbain.  
La radio comme toujours, la télé comme toujours 
Diffusaient musique et images et paroles du samedi.  
Dans les théâtres, l’après-midi, on poussait les décors 
Pour les comédies du soir, le Shakespeare local. 
Des projecteurs chauffaient les planches devant une salle vide.  
La grippe sévissait à Berlin, un virus arrivé de Moscou.
Le vacillement des lueurs hystériques anticipait 
La Saint-Sylvestre.  
La nouvelle vint comme d’une scène vide. 
Pour les gens, rien qu’une annonce.  
 
Proche du stade de la congélation, 
Les flaques cherchaient encore des yeux le paysage 
Au milieu des immeubles. Le gel épargnait la rue 
Tant que roulaient les autos. Ce jour-là, 
La tragédie rendit l’esprit – le sien, par exemple.  
 
Lui qui avait attendu si longtemps, le regard patient,  
Voilà que plus rien ne l’attendait. Voilà sa douleur 
Anesthésiée par les piqûres, arrêtée comme son rire cassant. 
Lui qui entretenait une si longue relation avec les morts,  
se mourant 
Trop lentement, voilà qu’il est mort. Ce poseur de pièges 
et prosateur de fables 
Monologuant avec les fantômes allemands, 
Le maître est mort.  
 
Avant d’avoir pu scruter le millénaire suivant, 
Il fut trahi par son corps. L’ennemi 
L’a livré aux diagnostics et aux bistouris 
Qui mettent à mal les phrases et les rendent apatrides.  
La terreur dont il parlait venait d’Allemagne. 
La terreur dont il mourut vint de ses cellules.  
 
Berlin, en décembre, sans lui, le sentiment 
D’être orphelin.  
 
II 
Un hiver sans neige comme depuis des années fut 
La dernière saison qu’il vécut 
Sur une terre qui ne tremblait plus 
Devant de récents charniers, chaque année 
 
Dix nouvelles guerres. Même les images, 
Un centre-ville mort, d’estropiés dans les lits, 
Pâlissaient vite devant un café de plus en plus 
Légèrement torréfié et des cigarettes,  
 
À peine encore nocives. Nicotine – 
Un terme étranger comme ozone et holocauste. 
On voyait les uns tirer, d’autres fuir 
En troupeaux. Le poing serré 
 
Était passé de mode, comme depuis des années déjà 
Un Noël blanc et certains slogans.
Il mourut aux portes du service de soins intensifs,  
Lisant des poèmes, sous de légères drogues.  
 
Les buts partaient, mais les armes restaient. 
Cet hiver-là, qui fut son dernier,  
On le vit s’enamourer en silence de la mort, 
Sourire tartare aux lèvres, derrière la fumée du bar.  
 
III 
D’après Hadrien 
 
   Toi, petite âme errante et câline 
   Hôtesse de mon corps, compagnon 
   Vers quels lointains es-tu attiré 
   Si nu et si pâle et déjà raidi 
   Et la gaieté a fait son temps.  
 
La première nuit froide au cimetière, 
Entouré de lémures, toi, mort,  
Comment se sent-on en terre et tout seul 
Dans l’étroit cercueil, une fois les endeuillés 
Retournés à leur vie,  
Comment se sent-on si jeune dans la mort ?  
 
Durs Grünbein, Après les satires, traduit par Françoise David-Schaumann et Joël Vincent, Les Petits matins, 2013, pp. 81 à 83.  
 
Durs Grünbein dans Poezibao :  
bio-bibliographie, ext. 1, ext. 2 
 
un beau texte sur ce poème  sur le site "Le Saute-Rhin" de Bernard Umbrecht.