Les attentats contre Charlie Hebdo, contre la policière de Montrouge et l'épicerie casher de la porte de Vincennes ont provoqué un sursaut de dégoût et de révolte dans une grande partie de la population française. Ils ont entraîné aussi, à l'étranger, d'importantes manifestations de sympathie et de soutien à l'égard de notre pays et de ce qu'il représente encore dans le monde. Difficile d'y rester insensible.
Les marches du 11 janvier, dans la France entière, ont incarné ce sursaut — parfois de façon bien baroque, car voir tous ces notables, tous ces représentants d'institutions politiques et sociales, ces autorités des corps constitués, de la police, de la justice, ces clercs de tous les clergés, arborer le badge «Je suis Charlie» alors que l'hebdomadaire satirique avait pour profession de foi constante de leur chier dessus, exhalait quelque chose d'hallucinant...
Mais, bon... Difficile là encore d'y rester insensible. Même si cette submersion par l'émotion de tout ce qui devrait garder la tête froide peut aussi inquiéter : on a le droit de se rappeler ce que l'émotion soulevée par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis a provoqué comme réactions stratégiques catastrophiques, contre-productives, et comment les cerveaux exaltés qui conseillaient celui de Bush junior, médiocrement stable et raisonnable, ont réussi à foutre le bazar de fond en comble dans tout le Moyen-Orient.
Mais nous, nous n'allons pas foutre le bazar au Moyen-Orient ? Enfin pas plus que nous ne le faisions... Au fait, en est-on sûrs ? Car il semble que notre président, lors de ses innombrables discours de commisération, n'ait pu s'empêcher d'évoquer la guerre civile en Syrie, pour déplorer de n'être pas allé jusqu'au bout, en temps utile, contre le régime de Bachar El Assad ! Si les circonstances n'étaient pas aussi tristes, ce serait à se tordre de rire. Parce que des terroristes islamistes tuent et menacent en France, armés mentalement et matériellement par des sunnites de la péninsule arabique fanatisés au wahhabisme et au salafisme — tout en rêvant à la restauration d'un califat universel —, il faudrait s'acharner à détruire le dernier rempart de la laïcité dans le secteur ? Il faudrait armer l'opposition au régime alaouite, dominée par les furieux de l'islamisme conquérant et criminel dont on vient de voir à l'œuvre les émules français ! Sommes-nous devenus fous ?
Il y a là quelque chose de quasi pathologique, et qui révèle l'incapacité du personnel politique français d'aujourd'hui, au plus haut niveau, à appréhender les enjeux réels du monde actuel, à distinguer les intérêts bien compris de notre pays et de son peuple, et à définir les objectifs concrets pour les défendre, hors de tout sentimentalisme. Est-ce que cet apparent unanimisme, cette «unité nationale» qu'il a bien fallu exhiber parce que c'était le temps de l'émotion et de la réaction immédiate, vont continuer à masquer la faiblesse de notre diagnostic, et l'incurie de notre stratégie internationale ? Oui, Bachar El Assad, en dépit de son despotisme, vaut mieux pour les intérêts sécuritaires des Européens et des Américains que les criminels conquérants de Daesh. Oui, Mouammar Kadhafi, en dépit de ses comportements tyranniques, valait mieux qu'Al Qaïda au Maghreb islamique pour ces mêmes intérêts.
Arriverons-nous à comprendre un jour qu'aucune transcendance ne nous missionne pour instaurer sur Terre, par les armes et le feu, le califat des Droits-de-l'Homme, y placarder nos tables sacrées de la Loi «républicaine», imposer à tous les peuples «mécréants» nos Corans de la «Démocratie». «Nous sommes en guerre !» annoncent gravement président et Premier ministre de France, en hochant la tête comme frappés par cette terrible révélation. En guerre ? Soit. Alors quel est l'ennemi ?
(Illustrations, de haut en bas : Paris, Place de la République, © Agence Reuters ; Couverture du livre de Saïd Bouamama : «Nique la France, devoir d'insolence», Roubaix, Darna Éditions, 2010)