14-18, Albert Londres et la ligne immobile

Par Pmalgachie @pmalgachie


L’épopée sur place
[De l’envoyé spécial du « Matin »] Furnes, 11 janvier. Où nous allions en octobre, quand nous nous avancions le plus loin possible, c’est là que nous allons encore en janvier quand nous voulons toucher le front. Trois mois de chocs n’ont ainsi abouti qu’à faire vaciller par endroits la ligne qui sépare les ennemis. Où sont les batailles qui ne demandaient qu’une journée pour illustrer une plaine ? Champ par champ les plaines d’ici ont gagné d’être historiques. Elles sont trop riches. La gloire y coule d’un flot recouvrant tout. Ce ne sera que la Bataille des Flandres. Alors et Nieuport, et Saint-Georges, et Pervyse, et Dixmude, et Ypres, et jusqu’à toi, passeur, et ta maison ? Toujours les mêmes noms. Depuis trois mois nous ne vous parlons que de cela. Nous devenons monotone, n’est-ce pas ? Nieuport ! Pervyse ! Dixmude ! C’est vieux ! De loin peut-être. D’ici c’est infernalement jeune. Jour et nuit ces villes crient leur nom sous le canon. Elles ne sont que décharnées mais pas muettes. Ce sont des suppliciées attachées depuis cent jours au poteau et qui remuent encore les bras. Ne vous impatientez donc pas devant ces patientes. Les litanies que tant de pieuses femmes répètent chaque soir ont invariablement les mêmes noms. Les noms de toutes ces villes forment les litanies de l’héroïsme. Écoutez-les, si souvent qu’on les récite. Nieuport ! C’est devant cette ville que l’on touche l’énormité des efforts qu’il faut produire pour s’assurer vainqueur. Ainsi, le 4 novembre, la première fois que nous y entrions, on bombardait. Aujourd’hui, plus de deux mois après, deux victoires étant remportées en avant : Lombaertzyde, Saint-Georges, on bombarde toujours. Et pendant ces deux mois, pas une nuit de repos. On a même fait des œuvres de géant. On a construit sur le chenal qui relie Nieuport à la mer des ponts de bateaux. Hercule n’avait pas prévu ces travaux. On amenait les barques. Le chenal est très large. On se pressait pour avoir fini avant la marée. La marée arrivait. Durant toute la construction, les obus avaient passé sur la tête des travailleurs. Les travailleurs avaient mis leurs plus gros cordeaux, avaient serré les écrous « jusqu’à la gauche ». Ils défiaient toutes les autres équipes de pouvoir mieux faire. La marée arrivait. Le pont se mettait à danser. Les soldats travailleurs serraient, serraient. La marée délogeait deux ou trois bateaux. On leur courait après. On ne les rattrapait pas tous. Il y en a qui doivent rouler sur les grandes mers. Pendant que l’on bouchait ces trous, la marée en faisait d’autres. Comme des barques, des hommes étaient emportés. On n’arrivait pas à réparer ce que défaisait l’élément. On replaçait trois bateaux, il en désenchaînait trois. Le flux arracha tout, un soir. Un bataillon était sur l’autre rive. Quand il reviendrait, pas de retraite. Les soldats travailleurs se remirent à l’eau. Il y avait un vent de tempête qui forçait à courir et à recourir après les bateaux. Le temps passait, les obus aussi. La petite armée se présenta avant l’achèvement du pont. On le termina dans la nuit, à tâtons, pour ne pas être repéré. Le chenal houleux ne cessait de le balancer. C’est deux par deux que revint le bataillon. Les lendemains on recommença. * * * Suivons la ligne et reprononçons un de ces noms dont nous avons tant parlé : Rafnseappelle. Là aussi il y a progrès. Ramscappelle était aux Allemands. Il est aux alliés. Ce n’est rien sur la carte. Ceux qui tracent chaque jour une ligne de notre avance à cette nouvelle, l’ont à peine déplacée d’une épingle. Voici ce que représente cette épingle contre le mur – et comptez combien vous en avez ! Au moins un mois de vis-à-vis et d’échange de mitraille. À chaque instant, des maisons s’effondrent et des membres sont arrachés des corps. Tentatives de la nuit, coups de force du matin, ruses du soir. On a fait taire la plupart des pièces ennemies, il en reste une. On va aller la chercher. Des Marocains partent sur le ventre, la baïonnette aux dents. Ils arrivent sur la pièce, embrochent les servants. Le village est conquis. Les Marocains en prennent possession des yeux. Il n’y a plus rien que deux cochons fouillant du groin des cadavres allemands. C’était nous ne savons quand, en novembre ! On bombarde toujours. Faisons quelques kilomètres sur la route. C’est dangereux, allons vite : Pervyse ! Vieille chanson encore que Pervyse ! Ça remonte au déluge – au déluge de feu ! Il y a des siècles que nous vous avons raconté que nous venions de voir dégringoler son clocher. Nous nous souvenons vous avoir parlé de ces officiers pas encore relevés qu’un obus avait écrasés sur la place. Oui, c’est vieux ! Nous y revoilà aujourd’hui. Il y a un mort, tout neuf, une sentinelle. Pervyse ! C’était octobre cela ! Et l’on bombarde toujours. Ce matin c’est entre l’église et le chemin de fer. Ça vous coupe tout de même un peu les jambes – aux sentinelles surtout. * * * Continuons le chapelet, passons au grain suivant. On ne peut pas plus l’atteindre qu’autrefois. C’est Dixmude. Dixmude ! Depuis trois mois, l’épingle que vous avez mise sur ce nom, vous ne l’avez pas touchée, n’est-ce pas ? Il n’y eut pas d’avance ici, ni de recul. Enfin vous n’avez pas déplacé votre épingle ? On s’y est éventré pendant des dix jours de suite. Les fusiliers marins y ont gagné leur drapeau. Les fusiliers marins s’y sont installés dans des maisons en face des maisons des Allemands. Les fusiliers marins ont pris leur fusil par le canon et leur sont tombés dessus comme l’abatteur sur des bœufs. Ils sont encore là, et un peu ! pour parler votre langue, commandant, qui nous disiez hier, les paupières mi-fermées et le regard dans le lointain : — Nous, nous avons toujours été des types qui tiennent plus à leur rêve qu’à leur gueule ! Laissez donc encore votre épingle sur Dixmude, ou plutôt mettez-en une à tête rouge. Et la maison du passeur ? Nous avons vu le passeur. Pas le dernier, mais un vieillard qui « passait » dans le temps. « Pour ces pauv’es pierres, disait-il, pour ces pauv’es pierres. » Il ne voulait pas croire que des bataillons se fussent écharpés autour de « ça », de ça, dont il montrait la direction avec son bras. Lui qui avait possédé ça à lui tout seul ! La maison du passeur, ce n’est même pas un point sur la carte. C’est au moins un nom. Entre Ramscappelle et Pervyse, il y a une ferme dont les murs pendants parlent aussi d’héroïsme. Pour la prendre, il fallut du sang. Cette ferme est un des points que l’on cite pour honorer ceux qui y sont tombés. Elle n’a pas de nom. On l’appelle la ferme sans nom. Ils se sont fait tuer pour une ferme sans nom ! Et Ypres ? Parce que l’on ne vous parle plus de ses halles, vous croyez qu’elles reposent dans la paix ? Parce que le petit rond qui marque la ville est un peu en arrière de la ligne du feu, vous pensez qu’il n’y a plus de feu ? On bombarde toujours. Les Allemands y font même de l’esprit. À coups de grosse caisse, bien entendu. De l’esprit bien ferré, bien lourd, bien carré, comme leurs souliers, quoi ! Ils sonnent sur la ville les douze coups de minuit par douze obus ! Ah ! qu’on est fier d’être Germain ! Sur place. C’est sur place que se fait l’épopée de 1914. C’est grandiose, et Murat n’eût pas trouvé une fois l’occasion d’y enlever son cheval. Au vingtième siècle, la France a donné des ailes au monde ; l’Allemagne lui offre des trous dans la terre. Chacun son âme. Mais quand vous lirez au communiqué une ligne de ce genre : « Entre la mer et la Lys, canonnades assez intenses avec progrès sur un point », pour tout ce qui est à pleurer et à magnifier dans cette journée, signez-vous, femmes qui croyez à la croix, et que les hommes regardent le drapeau !
Le Matin, 15 janvier 1915.