Le multiculturalisme n’est pas une politique

Publié le 14 janvier 2015 par Lbouvet

La tribune d’Alain Renaut, publiée dans Le Monde (14 janvier 2015) : « La France doit faire le choix d’un multiculturalisme tempéré » m’a fait bondir ! Le philosophe se fait l’apôtre d’un désarmement idéologique plus dangereux que jamais au moment même où l’on doit redoubler de vigilance et insister sur le commun, où l’on doit être encore plus républicain !

Voici une réponse, rapide, à son injonction, tirée de la conclusion de L’Insécurité culturelle que je viens de publier chez Fayard, livre dans lequel j’aborde largement cette question.

Le multiculturalisme est un fait social, et même un « fait social total » au sens de Marcel Mauss puisqu’il ne dépend ni du savant ni du politique pour être constitué, reconnu ou simplement constaté. La plupart des grandes sociétés contemporaines, dont la France bien évidemment, sont des sociétés multiculturelles, ouvertes aux échanges et aux influences, aux migrations et à toutes sortes de mutations culturelles. Ce multiculturalisme de fait ne revêt aucun caractère moral : il n’est ni bon ni mauvais.

Ainsi, par exemple, l’immigration qui alimente le caractère multiculturel d’une société peut-elle difficilement être considérée soit comme une « chance » soit comme une « menace ». Un tel faux débat est caractéristique d’une manière de penser et de voir la réalité aussi stérile que dangereuse. L’immigration entraîne certes des effets positifs et des effets négatifs en termes économiques, sociaux, culturels, etc. qu’il s’agit d’identifier le plus clairement possible, d’amplifier pour les premiers et de limiter pour les seconds, mais elle n’a, ou ne devrait avoir, aucun contenu moral ou normatif. Attribuer une valeur au multiculturalisme ou à l’immigration, c’est se résigner d’emblée à leur instrumentalisation politique que ce soit dans un sens ou dans l’autre.

Politiquement il est donc indispensable de favoriser un débat le plus ouvert et le mieux informé possible à propos de leurs effets plutôt que d’introduire, au détriment du pluralisme lui-même, une dimension morale ou normative préalable lorsqu’il s’agit de sujets de ce genre. L’insécurité culturelle et les manipulations politiques auxquelles elle donne lieu découlent très largement de ce décalage entre fait et norme de la part des différents acteurs politiques et sociaux (responsables partisans et militants, associations identitaires, institutions publiques nationales et internationales, entreprises, recherche en sciences sociales, etc.).

Ces acteurs, plus ou moins conscients des conséquences de ce qu’ils entreprennent, entendent faire du « fait multiculturel » le point de départ sinon unique du moins principal de revendications, de discours ou de politiques publiques, au détriment de toute autre considération, de nature économique et sociale notamment. En passant ainsi d’un multiculturalisme de fait à un multiculturalisme normatif, ils entrent dans ce que les anglo-saxons ont appelé identity politics (la politique de l’identité ou identitaire).

Une telle inclination nourrit l’insécurité culturelle en ce qu’elle met l’accent, publiquement et médiatiquement, sur les problématiques identitaires culturelles (ethno-raciales, de genre, d’orientation sexuelle, religieuses…) de certains groupes et de certains individus – que ce soit positivement ou négativement – plutôt que sur ce qui est commun à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire sur ce qui est proprement politique au sens de la délibération et du choix collectifs. S’il suit une telle pente, l’espace public peut très vite se résumer à une juxtaposition d’individualités et de minorités, définies avant tout par des identités culturelles essentialisées et radicalisées ; des individus et des minorités en conflit permanent pour la reconnaissance, par les autres ou par les institutions, de tel ou tel critère d’une identité qu’ils mettent en avant, et pour la redistribution de ressources subséquente.

Il ne s’agit plus dans ce cas ni de la lutte, nécessaire et utile, contre les discriminations subies à raison de tel critère d’identité ni de la poursuite du mouvement historique d’émancipation et d’égalisation des droits. Il s’agit de la mise en avant systématique de ce critère comme moyen unique et incontournable de toute relation sociale ou politique. Devenu surdéterminant, il efface le pluralisme identitaire inhérent à l’individu lui-même, puisque celui-ci est sommé de choisir entre ses différentes « appartenances ». Il doit décider ou on décice pour lui ce qui importe avant tout : son origine ethno-raciale, son genre, son orientation sexuelle, sa religion… Ceci amoindrit aussi le jeu du pluralisme dans la société en général, en obligeant chacun à se définir publiquement ainsi, à figer en quelque sorte son identité personnelle, à être vu et perçu uniquement pour telle ou telle raison par les autres ou par les politiques publiques.


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