Ce matin-là je ne me suis pas senti plus français que les 15 330 jours précédents de ma vie. Je suis né en France par hasard, je crois. J’aurais pu, malgré mon rejet de la neige et mon dégoût du fromage, revendiquer durant toutes ces années mon appartenance forcenée à la région savoyarde et brandir le bouclier frappé de la Croix Blanche de mes origines pour tenir la dragée haute dans les discussions entre auvergnats intégristes et fondamentalistes périgourdins, mais la maxime de la chanson de Le Forestier me revenait sans cesse alors que je brunchais devant BFM : « être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard… ». Un hasard géographique avant tout, qui vit ma mère débarquer dans ces contrées sauvages à peine 110 ans après que ce bon Napoléon III eut la bonne idée de racheter ces territoires infestés de loups et d’ours polaires à l’Italie, dans l’unique but d’aller trombiner des bourgeoises en vison au bas des pistes de Courchevel en sirotant des Spritz. Sans cette passion méconnue de fourreur alpin, Napo aurait non seulement privé des milliers de cons en spatules de bouchons mémorables et de raclettes indigestes, mais ma génitrice aurait du pondre ailleurs, en Poitou-Charentes ou en Picardie, me privant de cette fierté régionale dont se gargarisent les cueilleurs d’edelweiss ou les chasseurs de mouflons, cet animal bougon qui ne se laisse pas facilement enculer.
Bref, je vivais paisiblement ma savoyardité, sans quolibets ni injures, une légère érection m’émoustillant lors des Jeux Olympiques d’Albertville de 92 (la patinoire sert depuis à faire passer Florent Pagny ), avant de m’apercevoir que je partageais cette particularité avec Laurence Ferrari ou Grégory Lemarchal, à qui le bon air n’avait finalement pas profité tant que ça. Je décidais alors de ne plus jamais montrer mon appartenance régionale en public, pas plus que ma bite ou que ma religion, les deux étant peu développées de toute manière. La première me donnera cependant plus de satisfactions et d’espoir que la seconde lors de ma vie d’adulte où mon athéisme primaire me permettra alors de faire la distinction entre les charlatans à chapeaux, les guignols en soutane ou les margoulins en djellaba et de m’échapper des lieux où l’on montre son culte à tout le monde avant d’aller baffrer. Je ne jugerai alors plus personne sur ses signes ostentatoires extérieurs, sa couleur de peau ou sa ville de naissance (même si c’est en Lozère). Je n’avais pas dit à cette fille que je la quittais parce qu’elle ne voulait rien faire le vendredi soir, mais parce que son fort accent canadien était insupportable ! Ni à cette autre que ses cinq prières par jour avaient une incidence fâcheuse sur la qualité de mon sommeil, mais qu’écouter Céline Dion pendant les repas était invivable. Et toi mon amour, je ne fuyais pas à cause de tes (trop) longues heures passées au catéchisme (que tu disais !), mais juste parce que discuter des idées progressistes du FN avec tes parents au moment du dessert m’empêchait d’apprécier pleinement ma Danette dominicale.
Enfant des années 70, j’occupais mes longues périodes d’hibernation montagnarde devant le téléviseur familial (l’électricité venant d’arriver récemment) après avoir coupé du bois et dépecé des écureuils pour le repas du soir. Je grandissais alors sous la haute bénédiction d’un père porté sur la gaudriole, planté devant Le Petit Rapporteur et tombant parfois sur un exemplaire d’Hara Kiri qui trainait aux toilettes où l’on se tripotait par contre à la lueur des bougies. Les noms de Cavanna, Choron, Coluche, Desproges, Jean Yanne, Cabu, Piem, Prevost, Le Luron, Reiser, Brassens, Ferré, Renaud puis San Antonio ou Vuillemin seront alors familiers de mes premiers fous rires, émois ou lectures adolescentes, mettant alors un point d’honneur à ne jamais prendre toutes les institutions au sérieux.
Les caricaturistes et les humoristes ont toujours eu le talent de voir au delà des symboles, des drapeaux, des clivages, des barrières, des frontières que les partis politiques, les nations, les sectes ou les religions ont dressé entre les hommes pour marquer leur territoire et diviser le monde. Les dénoncer était pour eux un exercice vital, citoyen, républicain, afin d’ouvrir les yeux de chacun et de mettre en lumière l’obscurantisme des autres. Ces soldats de la liberté d’expression sont tombés les armes à la main, droit dans leurs bottes et fidèles à leurs idées. Avec un courage et une volonté que l’on ne retrouve plus guère que dans de fragiles rédactions anarcho-bordéliques, les comiques embourgeoisés des plateaux télés ayant fait preuve ces derniers jours d’une étonnante transparence… Aujourd’hui debout, nous sommes des millions d’êtres humains, contre une centaine d’animaux malades. De quoi aurions nous peur ? Les balles sont dans leur camp, les stylos dans le nôtre.
Alors sans la fierté d’être français, j’étais ce matin-là heureux d’avoir grandi à l’ombre de librairies, de théâtres, de salles de cinéma, de bibliothèques dans le pays qui a vu naître Voltaire, Victor Hugo, Céline, Baudelaire, Michel Sardou, Eric Zemmour et la liberté d’expression…Chacun écrira, chantera ou filmera ce qu’il veut, on a le pouvoir de ne pas lire, ne pas écouter ou de ne pas regarder ce qui nous offense, nous agresse ou ne nous plait pas. En enlevant la télévision du cœur des foyers, peut-être qu’une étape supplémentaire vers le bonheur serait franchie. Et si blasphème il y a, il vient non pas de textes ou de dessins bien inoffensifs, mais bien plutôt de cette volonté de vouloir imposer au plus grand nombre une étiquette religieuse ou politique alors que l’on ne demande juste qu’à se lever en vie le matin, regarder nos enfants sourire, embrasser nos femmes légitimes dans le cou et partir au travail pour se faire humilier. Je suis athée, je suis un chien d’infidèle, je suis critique, je suis impertinent, je suis irrespectueux, je suis lucide mais je ne me suis jamais senti aussi vivant. Et si pour d’obscures raisons je me faisais agresser demain matin en allant chercher mes pains au chocolat par un fan hystérique et vexé de Grégory Lemarchal, je demande spécifiquement à être incinéré dans ma région d’origine, afin de bénéficier enfin du statut de fondu savoyard.
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