Le retour du «débat» sur la liberté d’expression. «Jusqu’où?», se demandent certains, quand d’autres, si on les laissait faire, pousseraient l’interrogation jusqu’à la métonymie.
Sans doute aurait-il fallu attendre encore quelques jours, attendre, oui, que tous les morts soient inhumés dans l’intimité endeuillée des familles et des amis, attendre que l’inscription de l’événement dans une mythologie partagée se déconstruise d’elle-même par l’intelligence et la raison, sans rien lâcher sur le fond. Hélas, il y a beau temps que l’exigence médiatique recommande de sonner le glas plus vite que Notre-Dame, surtout pour des dessinateurs aussi irrévérencieux que ceux de Charlie. Ces derniers, à n’en pas douter, se seraient délectés sinon révoltés des contresens et contradictions vus, lus ou entendus depuis les rassemblements du 11 janvier. Dernier avatar en date, le retour du «débat» sur la liberté d’expression. «Jusqu’où?», se demandent certains, quand d’autres, si on les laissait faire, pousseraient l’interrogation jusqu’à la métonymie, figure rhétorique consistant à donner une chose pour une autre…
Non, la caricature n’est pas une insulte. Non, le blasphème n’est pas un meurtre. Non, la critique acerbe n’est pas une entrave à l’agora. Soyons clairs. Comme toutes les libertés fondamentales, la liberté d’expression, avec son corollaire la dérision, doit être défendue jusqu’au bout, à condition qu’elle respecte le cadre des lois. Et les lois en question, qui heureusement existent, encadrent l’esprit républicain, la laïcité, l’autonomie de conscience, et protège tous les citoyens des dérives d’incitation à la haine: racisme, antisémitisme, dénonciation calomnieuse, vie privée, etc.
Ne nous étonnons pas que le Front national, Zemmour ou le sinistre Dieudonné réclament à cor et à cri l’abrogation de la loi Gayssot de 1990, qui frappe de sanctions pénales les paroles xénophobes et châtie toute contestation de l’existence des crimes contre l’humanité, donc le génocide des juifs par les nazis. Prenons garde. Il y aurait une façon aveuglée de s’extasier d’une union nationale imaginaire, surtout soumise à l’ordre social. Ce serait le plus sûr moyen de laisser échapper l’histoire dans sa réalité brutale, qui s’annonce encore difficile, très difficile même. Cette réalité appelle au contraire la subversion radicale par le combat d’idées. En refaisant de la politique. Pour de bon.
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 15 janvier 2015.]