C'était au crépuscule. J'avais ouvert les deux fenêtres de la chambre d'amis; assis, je lisais un roman. La lumière passait par les fenêtres et éclairait tout distinctement. Tu es entrée subitement. Tu t'es approchée de moi et de ton coude gauche tu as pris appui sur mon épaule, tandis que de la main droite tu feuilletais le livre que je lisais.
" Tu lis? " m'as-tu demandé en te penchant pour voir ce que je lisais.
Mon regard est tombé par hasard sur ta main et j'ai tressailli à sa vue, car elle était devenue arrondie et encore plus belle. J'ai regardé plus loin et j'ai vu la rondeur de tes bras qui était bien mise en évidence par ton gilet. Puis mes yeux se sont posés sur ton visage, et c'est sulement là que je me suis rendu compte qu'il était plein, clair et transparent; que ton cou n'avait plus de duvet; que ton menton s'était arrondi, rempli, tandis que tes pommettes avaient pris de tendres couleurs. Tes épaules aussi s'étaient arrondies; ta petite poitrine était plus marquée, elle s'était développée; ta taille était devenue fine et bien dessinée. Tu dégageais de la chaleur, de la douceur, et un étrange parfum que jamais plus je n'ai senti durant ma vie.
" Pourquoi me regardes-tu comme cela? " m'as-tu demandé, étonnée.
" Comme ça! " Mes joues pâles et sèches s'étaient empourprées. J'ai tendu mon bras et je t'ai prise par la taille tandis que tu essayais de te dégager en riant de bon coeur.
" Arrête, tu me chatouilles! "
Mes jambes commençaient à trembler. Je t'ai attirée plus fort contre moi alors que tu essayais de reculer; tout en te laissant faire, tu t'es penchée vers moi en chuchotant:
" Mais qu'est-ce que tu veux? "
" Rien! " Puis je t'ai attirée fortement de sorte que ta tête s'est trouvée collée contre la mienne. Ton corps pesait de tout son poids contre le mien. Je t'ai serrée encore plus fort. J'ai voulu tourner ma tête et nos joues se sont frôlées. Sentant mon souffle chaud, tu tremblais en te laissant aller mais soudain tu t'es ressaisie et tu as sauté sur tes jambes.
" Ouf? "
" Attends! " Et je me suis approché vers toi. Les bras levés, tu me regardais stupéfaite, les yeux grands ouverts. Ton visage était étrangement enflammé et illuminé alors que tes yeux s'étaient assombris et s'étaient couverts d'un voile humide. Je me suis dirigé vers toi, mais tu m'as froidement repoussé en t'écriant: " Non! " et tu t'es enfuie.
Depuis ce jour-là, tu avais changé du tout au tout. Rien que ta démarche était plus prudente et plus molle. Les contours de tes formes arrondies devenaient plus doux et plus sensuels, ton visage devenait plus expressif, tes lèvres plus rouges et leurs contours plus foncés et plus marqués.
Nous nous voyions quand même, et tous les jours, mais tu ne m'approchais plus aussi librement qu'avant! Tu évitais de te retrouver seule avec moi. Comme si je te faisais peur. Nos caresses et nos mots doux avaient cessé. Ton visage devenait souvent mélancolique. Je te surprenais souvent, alors que tu balayais notre cour, debout, appuyée contre un poteau, le balai par terre et la tête baissée pendant que tu essuyais ton front et que tu arrangeais tes cheveux, doucement, péniblement. Tes lèvres étaient crispées et on devinait une envie de pleurer plutôt que de rire.
Borisav Stankovic, La rose fanée (L'Age d'Homme, 2001)