11 JANVIER 2015 | PAR ANTOINE PERRAUDLa philosophe Marie-José Mondzain, spécialiste de l'image, du regard et de la démesure, revient pour Mediapart sur les attentats de Paris. Avec, comme après le 11 septembre 2001, le souci de penser l'impensable...Quand il s'agit de troquer le trauma pour le panorama, de passer de la sidération à la réflexion face aux images, il n'y a pas trente-six chemins : il y a la philosophe Marie-José Mondzain. Spécialiste de l'iconoclasme, Marie-José Mondzain s'investit dans les affaires de la cité, en dépit des frontières naturelles ou artificielles. De l'UEC (Union des étudiants communistes) dans les années 1960, à l'analyse du 11 septembre 2001, en passant par la défense de la liberté contre les nationalismes pendant la guerre en Yougoslavie, elle tente de faire face. Comme aujourd'hui, vingt morts après...
« Il faut se battre pour la laïcité »
Faut-il renoncer à toute image ?Là n’est pas la question : il faut des images ! Sont alors épinglées des personnes qui ont passé leur vie à se masquer et à voiler leurs femmes, qui ont donc de véritables stratégies d’invisibilité, de clandestinité, comme s’il fallait redoubler la disparition dont ils furent d’abord victimes, de par leur propre effacement initial dans la société française. Et ces personnes passent, tout à coup, dans un régime spectaculaire de héros meurtriers flamboyants. Au lieu d’enregistrer cet événement sous le mode respectueux dont doit bénéficier un être humain même condamné à mort – et de toute façon ils sont morts et ont payé pour leurs crimes –, nous entretenons les braises du faciès haïssable, de l’iconicité de l’homme à abattre. Ben Laden en fut un gestionnaire exemplaire.Dans toute l’histoire – coloniale puis de l’immigration –, de tels visages ont été des visages de clandestins. Ils voyagent en se cachant. Ils ne sont découverts que morts. Ils ont été frappés par un continuel non-droit à l’image. Et tout cela s’inverse quarante-huit heures durant à la télévision : survalorisation effarante de la médiatisation par l’image. J’y vois le contrepoint direct des décapitations, des horreurs et des tortures balancées sur YouTube par Daesh : puisque nous vivons dans l’image, en voici ! Le clandestin maintenu dans l’invisibilité devient alors le deus ex machinadu spectaculaire et de la mise en scène. Et il nous renvoie nos idoles, en un effet miroir.Marie-José Mondzain : du terrorisme épurateur... par Mediapart
Mais quand j’entends à la radio un responsable musulman français déclarer qu’il attend, au lendemain des attentats de Paris, que l’islam soit considéré comme une religion nationale, je regimbe. La question me semble plutôt de savoir si les musulmans, comme les chrétiens ou les juifs de France, s’accorderont pour vivre dans une société laïque.Je suis sûre que les attentats de Paris n’ont rien à voir avec l’islam – ce n’est qu’une idéologie perverse de manipulation agitée par les recruteurs des terroristes –, mais il serait bon que la communauté musulmane condamne un jour publiquement, en France, l’exercice de la charia.Une telle injonction n’est-elle pas, à cette heure, d’une grande violence suspicieuse à l’égard de tout citoyen français de confession musulmane ?Je pense que la situation des femmes musulmanes doit partager les libertés et les acquis – culturels ou politiques – des femmes juives, chrétiennes, etc. Peut-être que j’ai tort d’en faire la demande – je n’en fais pas une condition et suis d’accord pour qu’il y ait, dans l’état des choses, une normalisation absolue de la religion musulmane à l’égale des autres confessions. Toutefois, en tant que femme, je souffre lorsque je vois la condition des musulmanes, citoyennes françaises, en France. Tout comme pour certaines femmes juives ultra orthodoxes, ajouterai-je. Sans oublier les fous furieux de la communauté chrétienne aperçus lors de “la Manif pour tous”. Il faut se battre pour la laïcité.
« Grimace disqualifiante virant à la nausée »
Une laïcité de tolérance ; pas forcément si sourcilleuse à l’endroit de l’ensemble d’une communauté ainsi montrée du doigt…Sans doute faut-il procéder par étapes. Et sûrement pas au lendemain des attentats de Paris. Mais à plus ou moins long terme, il faudra en passer par là. J’ai de plus en plus de mal avec le voile intégral qui condamne les femmes à l’invisibilité – même si certaines prétendent ne pas se sentir effacées, mais se sentent protégées voire sacralisées et toutes-puissantes sous leur voile.La place des femmes revenait dans le discours des assassins de Charlie Hebdo…Oui, avec aussi l’assertion « on n’a pas tué de civils ». La violence n’a donc pas été « aveugle » – un responsable musulman interrogé sur une radio l’a condamnée en ce terme –, mais ciblée. Le supermarché casher était bien en ligne de mire. Rien d’aveugle dans ce choix, tout au contraire.De même que les serial killers ne tuent pas n’importe qui n’importe comment, les trois terroristes avaient leurs obsessions ritualisées. Le tueur en série se vit déjà lui-même dans la série : il n’existe pas, il est irrepérable et sérialisé. Il agit précisément depuis cet effacement dans la série. C’est un numéro : un non-sujet qui fait un “numéro”, c’est-à-dire une performance spectaculaire. Il sort paradoxalement de l’anonymat par la destruction des autres et par sa propre destruction, sacralisée, idéalisée.Marie-José Mondain : images et islamisme... par MediapartAvec dix-sept victimes en trois jours, trois terroristes tueurs en série se sont donné des cibles, tout comme Mohammed Merah voilà bientôt trois ans. À Toulouse, ce n’étaient pas des dessinateurs de presse mais des militaires et comme toujours des juifs. Cibler la création, c’est avouer sa propre haine de la vie et croire dans l’impossibilité de la liberté. Cela suppose un effondrement subjectif, dont les causes nous concernent au plus vif.Qu’ont-elles en commun, ces cibles, à leurs yeux de terroristes ?Elles incarnent l’objet d’un immense dégoût et d’un rejet radical qu’inspire l’Occident à l’islamisme fondamentaliste – et parfois, il faut bien le dire, à des tenants moins extrémistes de la religion musulmane. L’Occident néolibéral apparaît politiquement et moralement pornographique, idolâtre et profanateur de la transcendance.La civilisation ou bien la démocratie occidentale ?La civilisation capitaliste occidentale issue de l’impérialisme colonial et de la généralisation de la corruption.La faiblesse que perçoivent les terroristes dans une démocratie délibérative, qui prétend accueillir autrui, n’est-elle pas à rapprocher de leur mépris envers la femme ?Le dégoût, surtout dans une passion meurtrière, n’est pas une chose simple. Il y a sûrement un dégoût sexuel et politique se fixant sur la faiblesse, à laquelle s’oppose une exaltation de la force.La situation coloniale permet de comprendre d’où vient ce genre de répulsion. Je suis née en Algérie en 1942. Adolescente, j’ai constaté le haut-le-cœur qu’inspirait le colonisé chez le colonisateur. Qu’il s’agît de son habillement, de son odeur, de sa cuisine, de sa culture, de sa langue, de sa famille : tout était l’objet d’une grimace disqualifiante virant à la nausée. Le colonisé était perçu et décrit comme un animal sans hygiène physique ni morale.Le dégoût du terroriste actuel serait en miroir du dégoût du colon de jadis ?Oui. Abdelwahab Meddeb avait analysé tous les registres de causalité de ce qu’il appelait La Maladie de l’islam : la colonisation n’était pas des moindres. De la Compagnie des Indes orientales en Afrique du Sud aux “boat people” de Lampedusa ou Gibraltar, il y a un fil rouge dont nous payons le prix aujourd’hui.Mais il est essentiel, pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux, de faire une analyse des enjeux financiers et de la duplicité de certains pays musulmans à l’égard du fondamentalisme. Les stratégies meurtrières que nous voyons opérer au Moyen-Orient, face à la passivité tout aussi stratégique de l’Europe, sont inséparables des intérêts pétroliers, ou des trafics d’armes et de drogue. C'est en réaction à une telle géopolitique, qui s'est pétrifiée avant de se putréfier comme en Syrie, que l’islam devient une force purificatrice menant à cet islamisme d’ange exterminateur, à même de parcourir une jeunesse désespérée, du Sud au Nord. Voilà comment certains éléments les plus enragés entendent devenir, à partir de leur invisibilité, la puissance la plus spectaculaire en tant que puissance de mort : c’est une sorte de « Viva la muerte ! ».Comment est-ce réparable ?En France, il y a une défaillance fondamentale dans la distribution du savoir et de l’égalité des chances. La société massifiée par le néolibéralisme est fondamentalement inégalitaire. Nous ne nous en sortirons que par une révolution politique. Celle-ci n'a encore effleuré ni la médiocratie régnante, ni la domination néolibérale : privilégier l’éducation, séparer la culture de la communication, apprendre l’art du voisinage et le débat conflictuel non meurtrier. La réponse à ce qui se passe ne peut être que politique et doit passer par les énergies créatrices. Ce n’est pas un hasard si les victimes, mercredi, étaient des artistes. Si ce monde doit changer, pensons alors ce changement en termes de création, d’invention, d’imagination. Gide disait : « Les criminels manquent d’imagination. »http://www.mediapart.fr/article/offert/22bd2a3dec6f36be4ca40487607d34f5