Comment « rendre compte » d’un tel livre, d’un tel « objet », double : photographies/écriture (« voix convoquant / l’ombre digne d’un chant / qui les raconte ») ? Qui dira l’énigme de ce titre, barré d’une virgule, entre ce « une » (article ou pronom féminin ?) et cette « traversée » ?
Un livre parlé à deux voix.
Ce que je retiens d’emblée, c’est la rigueur, la justesse, la perfection des formes, aussi bien celle des photographies (qui sont en quelque sorte des « strophes muettes ») que celle du vers qui, lui, est comme une « prise de vue » du corps réel, dans sa pure matérialité, son espace, ses objets (« un vase vide / une carafe / au bord / du lit ») Et la perfection aussi de « l’objet-livre » lui-même, sur lequel je n’ose pas crayonner comme je fais toujours quand je lis, car celui-ci est un corps écrit, montré, magnifié par cette rigueur, cette pureté, cette netteté du ton.
Et peut-être devrait-on, à ce propos, parler aussi du ton, de la tonalité des photos d’Anne Calas, images dont nous avions déjà pu apprécier le dépouillement en lisant Littoral 12, récemment paru dans la collection Poésie/Flammarion. Mais comment ?
Ce livre nous montre, et nous dit, l’amour autrement, l’amour comme « matière de nuit » comme « impensable geste » c’est-à-dire impensable légende, héroïque rencontre avec la « merveille », l’énigme, qui nous est exposée au troisième et dernier poème de l’envoi :
(mais s’il s’agit
d’amour que cherche
à me dire le regard
éperdu qu’elle
(s’adresse qu’elle)
m’adresse du
plus lointain de son
domaine…
On pourrait bien sûr ici parler d’une écriture (en image, en texte) érotique, mais il s’agirait d’un érotisme distancié, épuré, « décalé », à travers la brume ; le « bougé » des photographies (d’Anne Calas), le cadrage, le traitement du grain des images, et à travers le traitement rythmique des vers (d’Yves di Manno), enjambés, décalés, « bougés » eux aussi, d’un texte « en regard » de l’image, et qui semble se fondre en l’étoffe éblouie, déchirée de la peau ou du linge (« l’aura du linge »), jusqu’à se perdre en cette « brume étirée sur / la rive et les / îles lointaines ».
Une écriture, ou plutôt une inscription qui nous donne à lire ce regard, c’est-à-dire l’ouverture du corps, présence « intensément » charnelle – stupeur du désir – dont « aucune image / ne traduira / la joie obscure » - qui contient « l’outre-corps », celui des éléments épars, primordiaux (« la mer comme un miroir / du ciel qui sombre », la lumière, « la nuit éblouissante »).
L’apaisement des lointains, « les flancs / des nuages ».
La « chambre secrète / fait écho à / une autre image », les objets usuels, la toilette, le miroir, « le tub ou la / baignoire moderne », le lieu de l’intime par excellence, sans cesse devenant lieu de l’absence, ou du plus lointain : « un corps / abordant les / terres lointaines ». Sacralisation de la présence-absence d’un corps de femme. Célébration d’un rituel primitif où l’on retrouve la thématique des précédents livres d’Yves di Manno, telle qu’il nous la décrypte dans Terre ni ciel (et j’ai pensé aussi, je ne sais pourquoi, à son anthologie des Techniciens du sacré de Jerome Rothenberg).
: son corps comme une lettre
réinventant le conte
la danse plus ancienne
de celles qui tissèrent
l’étoffe en d’autres temps
éblouie, déchirée
Et je voudrais dire encore que je retrouve ici la même limpidité, la même acuité d’écriture dans la « mise en vers », que dans cette petite rareté, Terre sienne, également parue, en 2012, chez Isabelle Sauvage : même forme, même légèreté du trait :
« celui qui ne traverse pas
la page reste
au bord
du sentier recouvert
par l’eau
noire qui déborde
du torrent »
Il m’avait confié s’être remis, après une assez longue interruption, à écrire de la poésie. Nous nous réjouissons de ce retour. Je salue une, traversée comme un Corps légendaire, un corps de parole en miroir des images de la photographe, corps qui transcende sa solitude (c’est aussi un dialogue de figures), une solitude qui marquait de son empreinte le précédent texte d’Yves, comme aussi bien dans le précédent livre d’Anne Calas, telle vue d’un terrain de basket ou d’une piscine. Vides.
Ce livre-ci, une déesse le traverse (est traversée), dans une lumière primordiale, et « s’attarde »
« dansant muette
devant la
lune pleine
étin
celante dans
le ciel »
[Claude Adelen]
Une, traversée, texte : Yves di Manno / photographies : Anne Calas, éditions Isabelle Sauvage, 104 pages, 24 €.