Connaît toi toi-même
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Guy Robert - Reconnus [L’arbre vengeur, 2014]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Une question rhétorique pour commencer qui inévitablement en entrainera une ou deux autres : Peut-on parler de soi en parlant des autres ? Et si tel est le cas, quels seront donc ces autres à même de dire quelque chose d’un tiers ? Et puis d’ailleurs, parler de soi, pour quoi faire ?
Ces quelques interrogations, d’apparence oiseuses, sont pourtant de celles qui offrent une belle dynamique à un petit livre dont la brièveté n’a d’égale que l’élégance et la finesse. Reconnus s’intéresse, sur un mode que l’on ne saurait qualifier autrement qu’exclusif, à une expérience qu’à un moment ou à un autre nous avons tous – justement – connue. Une expérience qui s’avère à la fois profondément banale en ce qu’elle peut arriver à n’importe qui n’importe quand, et qui pourtant dans ce qui la constitue est tout sauf banale.
L’auteur, un certain Guy Robert, prétend en effet à nul autre chose dans ce petit livre que de dresser par le menu l’inventaire des célébrités que de sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui il a eu l’heur de croiser et de reconnaitre.
De Léonard Cohen à Daniel Mesguich en passant par Jean-Pierre Raffarin, Frank Ribéry et Iggy Pop, la liste est longue (elle occupe d’ailleurs trois pages en fin de volume) et l’éventail large. Musiciens, sportifs et politiciens donc, mais encore acteurs, écrivains, présentateurs télés ou même personnages mythologiques (le Père Noel). En haut de la crête ou déjà has-been, qu’importe du moment qu’ils soient tous d’une manière ou d’une autre connus (et partant disposés, que cela leurs plaisent ou non, à se laisser reconnaitre).
On l’aura sans doute déjà compris, l’enjeu ici n’est pas de flâner et se perdre dans quelque méandre mondain ni de se pencher sur la vie rêvé des stars. Il s’agirait plutôt dans cet exercice inévitablement perecquien (Perec ? Oui, oui, c’est bien lui que l’on croise au détour d’une page ; impossible de se tromper avec sa barbe caractéristique) de dessiner « sa propre autobiographie digressive et allègre, puis l’histoire aussi de sa génération », pour reprendre les mots de son préfacier de luxe, Eric Chevillard (Chevillard ? Oui, oui, c’est bien lui encore que l’on croise entre deux paragraphes, le préfacier soudainement devenu personnage du livre sur lequel il est amené à gloser).
C’est le futur défunt Brian Jones des Rolling Stones qui ouvre le bal, sur la terrasse de son hôtel marseillais. On est en 1966, l’auteur a dix ans et n’a « jamais rien vu d’aussi extravagant ». La première pierre de l’édifice est posée.
Toutes ces personnalités croisées comme autant de jalons marquants, de moments cruciaux dans un parcourt semé d’embuches, invitent évidemment le lecteur à y voir une volonté de battre en brèche l’habituel égo-trip inhérent à l’exercice autobiographique.
Plutôt que « d’avouer qu’il a vécu », pour paraphraser le titre des mémoires de Pablo Neruda (que l’on ne croise pourtant pas dans ce livre, nul n’est parfait), l’auteur choisit plus modestement de faire confession de ce qu’il a vu (Marcel Amont, Hanna Schygulla, Frank Zappa) ou aurait pu voir (Leonid Brejnev, dont il ne connaitra hélas que la voiture). Impressionné par les sourcils de Pompidou en 1968, par l’intensité de la sueur de Jacques Brel observé de profil dans un théâtre à l’italienne, il s’étonnera des années plus tard du nombre de gens connues au mètre carré sur l’ile de Ré.
L’exercice se fait subrepticement mise en abime lorsque notre auteur se met en quête de tous les Guy Robert de France et d’ailleurs (nombreux, assurément), comme autant d’incarnations de lui-même. La boucle est alors bouclée, l’auteur se reconnaît en d’autres lui-mêmes et se décuple à l’infini.