D’Hara-Kiri à Charlie Hebdo en passant par le Canard enchaîné, le génial créateur du Grand Duduche et de Mon Beauf avait la bêtise en horreur. Il était né avant-guerre, à Châlons-en-Champagne, dans un milieu petit-bourgeois. Un héritage qu’il aura tôt fait de fuir. Quelques-uns, parfois, non par commodité mais par l’outrecuidance d’une longue amitié tannée par les années, osaient encore l’appeler Jean, ou Jeannot, selon les circonstances. Alors, sous la coupe au bol et derrière ses lunettes sphériques, il levait les yeux, étonné par cette audace venue d’outre-là, et lâchait entre ses dents un râle murmuré: «C’est à moi que tu parles?» Un rire contenu ponctuait toujours la scène, comme si l’épaisseur du temps venait soudain réveiller sa lucidité. Jean Cabut, alias Cabu, était bien né avant-guerre, un 13 janvier 1938, à Châlons-en-Champagne (Marne). Un long chemin entre les siècles qu’il disait «avoir arpenté sans regret» mais «sans vraiment s’en rendre compte». Les années ne lui donnaient pas d’insomnies, que du dépouillement. Comment croire que ce gamin espiègle et éternel réfractaire cheminait langoureusement vers ses soixante-dix-sept ans? Contrairement à la rumeur publique, qu’il entretenait avec avantage, Cabu n’était pas cet «éternel ado» qui regardait le monde et s’en amusait avec désolation.
Non, cette espèce de Daumier de la deuxième partie du XXe siècle chavirait d’une gravité toute chevillée au cœur, et quand il s’exprimait sur son métier – «cette passion séculaire qui s’est installée dans mon corps et mon esprit», glissait-il –, il revendiquait toujours la modestie du genre: «Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’un bon dessin remplace avantageusement un article.» (1) Et il ajoutait, sans savoir que cette phrase, par un jour maudit de notre histoire, se retournerait contre lui et les siens: «La caricature, c’est un fusil à un coup. Le lecteur nous accorde trois secondes, il faut être très lisible, et drôle immédiatement.»
Cabu se moquait sans détour du milieu «petit-bourgeois» dont il refusait l’héritage, par principe et profonde conviction. Pendant sa scolarité, il ne pensait qu’à rêver et se plaisait en cancre avéré, ce qui lui valut de se retrouver, après avoir redoublé sa seconde, dans un pensionnat à Épernay, source inépuisable d’inspiration. Professeurs, surveillants et potaches peupleront sans relâche la saga du Grand Duduche, l’une de ses principales créations quasi autobiographique (huit albums, de 1972 à 1982). À douze ans, il remporta le premier prix d’un concours de dessin organisé par Cœur Vaillant. Quatre ans plus tard, il se retrouva tout naturellement dans sa toute première rédaction, au quotidien l’Union, qui publie ses crobars. Le jeune homme se sentit vite très à l’étroit, confiné dans une normalité qui lui faisait horreur. Il décida de «monter» à Paris, il prit une chambre de bonne, fréquenta l’École Estienne et croqua à n’en plus finir des nus à l’Académie Jullian, tout en jouant les apprentis dans un atelier de création d’une imprimerie publicitaire. Il écoutait Charles Trenet en boucle et trouvait son existence plutôt belle. L’époque, croyait-il, était pavée d’insouciance. Mais en mars 1958, il est incorporé, à Bougie, au 9e zouave. La guerre d’Algérie, qui l’enrôle vingt-sept mois durant, lui pique ses crayons et ses illusions. En opération, sa brigade est chargée du ratissage. Lisez: abattre les fuyards. Cabu fera en sorte de ne jamais tirer un coup de feu et il en était fier. Avec une drôlerie sans borne, il immortalisera sous-off’ et autres gradés sous les traits de l’adjudant Kronenbourg. En juin 1960, débuta pour lui la grande aventure Hara-Kiri, journal bête et méchant, avec François Cavanna, Reiser, Topor, Gébé, Wolinski et Georges Bernier, qu’il baptisera
en personne «le Professeur Choron». Cabu, qui avait la bêtise en horreur, devint un nom de plume reconnu, une référence satirique d’une cruauté sans égal pour dénoncer la connerie des hommes. Ni communiste, ni gauchiste,
ni maoïste, le dessinateur se classait alors volontiers du côté des libertaires vaguement écolos, surtout anars, antisystème, antifric. Bref, il souhaitait n’épargner personne. Et surtout aucune autocensure. En 1974, Cabu entra dans la légende en créant son personnage phare, Mon Beauf. Il s’inspira une fois encore de ses souvenirs de jeunesse et croqua un patron de café de Châlons, raciste-chauvin-sexiste, qu’il décrivait comme «le sale con ordinaire qui se croit brave type». Entre-temps, Hara-Kiri avait été victime de son Bal tragique à Colombey, au lendemain de la mort du général. Interdit, le journal avait aussitôt reparu sous le titre Charlie Hebdo. Quelques années après, Cabu devint l’un des piliers du Canard enchaîné, avant de revenir à Charlie lors de sa énième renaissance, en 1992. Certains le savent. Face à quelqu’un qu’il voulait croquer de la pointe de feutre sans le lui dire,
le bougre de Cabu, tirant plus vite que son ombre, était capable de dessiner les contours d’un visage en maintenant son petit carnet bien camouflé dans la poche de son duffle-coat, et, tandis qu’il continuait de parler comme si de rien n’était, ses doigts de caricaturiste hors norme couchaient sur le papier un portrait craché de son interlocuteur. Cabu n’était rien d’autre qu’un dessinateur de presse à hauteur d’art. «J’évacue mon agressivité par la caricature», disait-il d’une voix douce et posée, signifiant enfin l’entr’aperçu d’une bonhomie apaisée. Il en rigolait sous cap en fuyant les regards, assumant une timidité maladive, même si, récemment, il avait osé confesser son seul vrai regret dans la vie: «Ne pas avoir toujours été assez virulent vis-à-vis du pouvoir.» (1) Entretien donné au Monde, 16 janvier 2005. [ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 janvier 2015.]