Ce matin, les rues derrière chez moi sont barrées. Fermées chacune d'une barrière mobile, gardées par quelques silhouettes noires isolées. Des policiers, qui piétinent calmement dans le froid. Il fait silence. Ici douze personnes ont rendu leur dernier souffle, hier, dans un bain de sang. Un massacre, commis en quelques minutes, au nom d'une cause fanatique. La rédaction d'un journal décimée. Des dessinateurs satiriques morts de faire rire. Derrière chez moi. Juste ici.
Ma première pensée, peut-être déplacée, en apprenant ce massacre commis au nom d'Allah, fut pour tous les musulmans et musulmanes de France. Pour toutes ces personnes que l'invocation divine au moment de tuer, blesse dans leur foi, dans leur croyance en l'amour et la tolérance. Pour toutes ces personnes, croyantes ou non, que ces terroristes visent, espérant, par leur acte effroyable, réveiller la peur, celle qui aveugle, cause les amalgames et renforce les replis et stigmatisations communautaires, tendant là un piège politique dans lequel nous ne tomberons pas. Ensemble. Ils croyaient s'en prendre à des dessinateurs. Aujourd'hui, c'est aussi sur l'Islam qu'ils ont fait feu
gribouille aussitôt Joann Sfar. C'est vous que j'ai envie de serrer dans mes bras. Salut à toi, ô mon frère, salut à toi, ô ma sœur… J'écoute les Bérus en boucle avec l'envie d'aller bombarder vos mosquées de cœurs. Shalam.
Puis l'efficacité de l'attentat me choque : sur la vingtaine de personnes présentes, douze sont mortes ! Des journalistes. Exécutés. En pleine conférence de rédaction. Une volonté de décapiter la rédaction d'un journal. Curieusement, je me sens atteinte. Directement. Profondément. Sans doute parce que moi aussi, j'écris, dessine et publie. Comme tant d'autres. Libres de nous exprimer. Ma langue s'est nouée dans ma gorge. Les mots me font défaut. Sporadiques. J'ai mal à un endroit qui me dépasse. Un endroit qui me lie aux autres. Un endroit comme notre liberté d'être, de dire, de croire. J'ai mal à notre liberté.
Le soir même, plus de 100 000 personnes se sont spontanément rassemblées dans les villes, en France et ailleurs. Calmement, silencieusement. Je suis positivement surprise des réactions autour de moi, dignes, de cette solidarité spontanée, massive. Réconfortée. Mais je ne parviens pas à m'associer au cri de ralliement « Je suis Charlie », du nom de l'hebdomadaire attaqué.
Je ne suis pas Charlie. Je n'ai jamais aimé son humour de mec, trop potache, souvent graveleux, outrancier. Je ne partage pas cette culture faite d'humour beauf et de provoc couillue que d'aucuns qualifient fièrement de « française ». Mais je veux que Charlie Hebdo continue d'exister car personne ne mérite de mourir pour des idées. Je veux continuer à vivre dans un pays où peuvent s'exprimer librement même celleux avec lesquel·le·s je suis en désaccord. C'est l'encre qui doit couler, pas le sang. Comme dit Orchidoclaste : on s'en tape de l'humour douteux de Charlie Hebdo. Quand un journal te plait pas, tu le lis pas, tu vas pas buter ses pigistes.
De fameux dessinateurs de presse, de vieux anarchistes désarmés, mais aussi deux policiers qui ont tout fait pour les défendre, un agent d'entretien… Ahmed, Elsa, Franck, Frédéric, Michel, Mustapha, Honoré, Tignous, Bernard, Charb, Wolinski, Cabu. Et leurs familles endeuillées. Papa est parti, pas Wolinski
, dit dignement la fille de ce dernier, sous la photo de son bureau, vide. Lequel réussit à me faire rire post-mortem, d'avoir dit à sa femme : Tu balanceras mes cendres aux chiottes, comme ça chaque fois que tu t'assoiras sur ma tombe, je verrai ton cul
. Aujourd'hui, deuil national est décrété pour ce brûlot satirique. Les drapeaux sont en berne pour ces gamins irrévérencieux et le glas sonne pour ces bouffeurs de curés. Gaguesque ! Ça en devient un meta hommage. Plus simplement, ce soir, derrière chez moi, le trottoir de la rédaction est jonché de fleurs, de bougies. Et de crayons.
Parmi les survivants, grièvement blessé, Philippe Lançon, qui inspira ce qui fut ma toute première page web. Courage ! « Il faut se battre avec la raison, avec les mots, le rire. Il faut sourire si vous voulez nous aider » dit Malka, avocat de l'hebdo, qui sortira mercredi prochain, envers et contre tout, réalisé par ses seuls survivants. Debout. Pour l'instant, la tristesse me noue la langue. Oui, je suis émue. Pleine, non de peur, ni de colère, mais de tristesse.
L'événement dépasse nos frontières. Le hashtag #jesuischarlie se répand à travers le monde. Charlie Hebdo a dépassé sa propre condition et est devenu un symbole. Charlie est désormais le prénom de milliers de personnes, de toutes les couleurs, de toutes confessions, qui se l'approprient pour clamer leur liberté de rire et de s'exprimer. Alors, peut-être que je suis un peu Charlie aussi.
Puis j'éclate de rire à a lecture d'un trait d'humour. Ma timeline m'a fait du bien en ces jours difficiles. J'avais besoin de vous lire. Merci pour votre dignité, votre solidarité et votre humour increvable, salvateur. Je retrouve le sourire. Ma langue se délie. Et je vous embrasse.
La traque des suspects ne m'intéresse pas. Je refuse de suivre en direct, d'en voir les images. J'espère seulement qu'on les prendra vivants. Pas de martyrs. Pas d'autres victimes. Le sang a assez coulé. Et tandis que je tente de finir d'écrire ce billet, tant bien que mal, d'autres attaques ont lieu, islamistes et islamophobes, dont je ne me ferais pas le relai, allongeant la liste des morts, des blessés, des survivants et des offensés, faisant monter la tension, fissurant les digues en chacun de nous contre les pensées extrêmes. Combattez contre la trouille qui monte, là, dans votre tête et celle des copains, même si c'est dur
conseille Orianne. Les jours qui viennent s'annoncent difficiles. Sortez armé·e·s… de votre humour.
J'ai un message pour tous les terroristes, pour ceux qui tirent à balles réelles, comme pour celleux qui, propres sur eux et bien-pensants, appellent à la peine de mort, attisent la xénophobie et font couler la haine : nous sommes des milliers de grandes gueules qui aimons partager nos différences et rigoler ensemble, dans une gigantesque salle de rédaction qui s'appelle Internet. Bonne chance ! Je ne me tairais pas. Vous ne m'empêcherez pas de rire. Ensemble. Même pas peur.
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