Ils n’ont pas tué Charlie. Ils n’ont pas tué le journalisme et la satire. Ils n’ont pas tué la République.
D'abord. Ils ne vieilliront plus ; nous vieillirons sans eux. Ce matin, il n'y a pas d'autre vêtement sur nous que ces lambeaux de rage et de stupeur. Rage à maîtriser au plus vite. Stupeur à fondre dans les méandres de nos dégagements psychologiques, pour poursuivre, ne rien trahir. Perdre des amis, des camarades, des confrères et des compagnons de route fidèles et exigeants de l’Humanité, au cœur de la cité des Lumières, en plein jour, tous victimes d’exécutions, a quelque chose de tellement irréel qu’il nous semble impossible d’évoquer les terribles deuils sans faire état de notre propre deuil. Pardon, mais comment l’écrire autrement? Nous sommes un peu morts avec eux. Nous les maintiendrons en vie. Quoi qu’il nous en coûte. Le cerveau battant de la France des libertés a été atteint au plus sacré. Ils ont tué Charb, le pote intime. Ils ont tué Cabu, rendez-vous compte, Cabu, le pacifiste, la générosité incarnée! Ils ont tué Wolinski. Ils ont tué Tignous. Ils ont tué Maris. Ils ont tué tous les autres, les alignant comme des bêtes, sommairement, lâchement. D’où vient ce «ils», qui assombrit tant la République et renvoie à ce à quoi nous croyons et pour lequel nous nous battons dans les catacombes de l’histoire ? Des
islamistes prétendument vengeurs de prophète? Non. D’ignobles personnages perdus à la raison la plus élémentaire, rien d’autre que des ignorants cinglés, bras armés d’un intégrisme qui, comme tous les intégrismes, quels qu’ils soient, religieux, politiques ou idéologiques, ne conduisent qu’à la haine absolue, à toutes les formes du fascisme (il s’agit de cela) et au déni suprême: celui de la vie même. Des fous de dieu. Des fous? Non, pas des fous, en vérité. Ce serait presque une insulte pour les fous, tant les fous, les vrais fous, du moins dans la définition universelle, réclament l’attention et la protection de nos consciences. Ensuite. Assurément, nous venons de changer d’époque. Certains parlent déjà d’un «11 septembre» à la française, car les conséquences de ce drame innommable restent, pour l’heure, à mesurer et dépasseront probablement, de loin, l’examen critique de notre ici-et-maintenant. Il est délicat d’avoir à dire que plus rien ne sera comme avant, c’est un peu tôt. Mais l’acte barbare en tant qu’unicité jette, déjà, un regard cru sur l’état du monde et nous tend un miroir détestable sur ce que notre société – la société française en particulier – est devenue, devient, et les raisons pour lesquelles nous en sommes là et nulle part ailleurs. Alors? Ce matin, donc, le lecteur assidu des Peanuts, qui, dans sa jeunesse, vénérait tant le personnage de Charlie Brown (qui donna son nom à Charlie Hebdo), pleure sur la fin de l’innocence, sur cette volonté de tuer l’intelligence en éradiquant une partie de nous-mêmes, ceux que nous avons aimés, ceux que nous aimons, ceux que nous aimerons encore et encore. Ils ont disparu, ils ne nous apparaîtront plus jamais. Chaque disparu emporte un monde propre, le sien, un peu du nôtre. Que fait-il apparaître à nos yeux encore embués? À nos yeux déjà secs? À notre attente renoncée? Quelle sur-vie, désormais, échappée de la vie et du néant? Quels sur-vécus dans les disparus? Du mort, des mots, nous cherchons cette non-image qui est pour nous la présence des vivants, une espèce de voisinage, de proximité. Et que voyons-nous? Que voyons-nous vraiment? Une vérité simple et belle, malgré tout. Ils n’ont pas tué Charlie. Ils n’ont pas tué le journalisme et la satire. Ils n’ont pas tué la République. Ils ont assassiné. Ils ont cru effrayer, apeurer. Ils ont perdu, ils perdront toujours. Même si, pendant ce temps-là, Éric Zemmour veut toujours réhabiliter Pétain, Marine Le Pen demande à défiler avec tous les Républicains en hommage à nos morts, Richard Millet distille son islamophobie dans chaque phrase atrophiée, etc. [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 9 janvier 2015.]