Vers le sud et autres poèmes

Publié le 08 janvier 2015 par Tecna

JUAN GELMAN

VERS LE SUD ET AUTRES POÈMES

Poésie/Gallimard, 2014


   L’œuvre poétique de Juan Gelman est considérable, aussi bien par son volume (une trentaine de titres à ce jour) que par ce qu’elle nous donne à entendre: une voix combative et fraternelle, blessée, traversée de fulgurances et de ténèbres, tendre et violente — l’une des plus justes  (au double sens) de la poésie hispano-américaine d’aujourd’hui.
   Pour le public français pourrait l’ignorer encore (malgré un volume de traductions déjà ancien et sept traductions récentes), rappelons que Juan Gelman est né à Buenos Aires en 1930 et mort à Mexico en janvier 2014. Poète, traducteur, journaliste, militant révolutionnaire, il quitte l’Argentine en 1975, menacé de mort, un peu avant que ne s’installe dans le pays, de 1976 à 1982, l’une des pires dictatures qu’ait connue l’Amérique Latine en ce siècle pourtant fertile en horreurs et atrocités. Le bilan en sera un pillage organisé de la nation par les militaires et les classes possédantes au nom de la lutte contre le “cancer rouge” et la défense de l’Occident chrétien, une économie ruinée et, surtout, la mise en place d’une industrie de la terreur fondée sur la pratique systématique de la torture qui vaudra au pays dévasté 30000 “disparus”, selon l’euphémisme rendu tristement célèbre par la langue de bois officielle. Juan Gelman ne fut évidemment pas épargné. Les militaires argentins séquestreront ses deux enfants et sa belle-fille enceinte. Son fils, Ariel, ne reparaîtra pas et c’est seulement tout récemment, après douze ans de recherches, qu’il finira par retrouver sa petite fille âgée de vingt-trois ans, née en prison, enlevée à sa mère et, comme c’était courant alors, clandestinement “adoptée” en toute impunité par les familles des militaires ou de leurs proches et donc coupée de toutes ses racines.
   Du plus profond de la douleur, la voix de Juan Gelman... Une voix qui ne s’apitoie pas, ne se prend pas aux sortilèges de sa propre souffrance. Une voix qui ne crie pas, n’invective pas, qui ne dénonce pas, mais qui témoigne. Et malgré les ténèbres, la peur, la mort, malgré tout ce qui nous entraîne dans cette chute interminable qu’est toute vie humaine, ce dont elle témoigne, c’est de quelque chose qui est là, qui ne veut pas se rendre. Quelque chose qui entre désespoir et fureur sarcasmes et humour, obstination et tendresse, remonte le courant, pousse vers la lumière, comme un arbre, un arbre qui grandit, « qui rêve le rêve où un coq, une pierre et la tristesse regardent le monde entier et le mettent dans la bouche d’un enfant pour que boive le soleil ».
la table
je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages /    sur moi
ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple    ta voix
a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /
là où j’ai brûlé silencieux / j’ai cru ou su
que la main élue pour s’asseoir et dormir /
la main qui jaillissait sur ton sein vers le sud /
était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /
pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans    me laisser    dormir ?/
te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf    de lumière ? / comme un cygne
qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce lettre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /
avec étonnement ou vertu ? / deux lunes t’entourent /
la lune de la nuit et la lune de l’âme /
la lune de la lune et la lune de toi /
main qui jaillit avec vérité / tu résonnes
comme dimanche ou cloche /
main qui m’a fait table /
sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire /
on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /
on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
la gégène sur les testicules qui frappaient aux porte de la révolution
220 volts sur les lèvres des vagins / pulvérisant leurs ciels /
les enfants ne vont plus sortir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
une haine pure va sortir par là / non pas des vols / petites frères /
on torture le jus des vagins de mon pays /
le jus de mon pays ressemble à une bête /
il ressemble à king kong attrapant un aéroplane /
il ressemble à un puits de sang qui arrose mon pays /
il ressemble à un président militaire qui arrose /
des vagins où un jour l’épouse eut un sommeil plus sûr /
jouissance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
des soleils se sont levés sur moi / des nuits sont tombées / des lunes,    aujourd’hui tant
de désolation / la bave de la peur / l’urine / les cris
sur la table / certains
trahissent la vie et se laissent tuer /
d’autres trahissent les vivants et se laissent vivre /
j’ai été pin / sur moi
sont tombées des nuits / une ombre à présent
secoue sa chevelure de lumière / salue
avec son chapeau de chair et d’os /
son chapeau est de miel /
elle salue les compagnons de chair d’os et de miel
nids
à francesco
les compagnons qui ont débarqué dans la mort
ont la bouche pleine d’orangers
plantés en plein milieu de leurs soirées /
des arbrisseaux à qui ils donnaient à manger chaque fois
qu’ils combattaient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur donnaient à manger /
la petite tourterelle blessée d’amour faisait son nid dans les leurs coups de feu /
les orangers ouvraient leurs branches et tombaient
les crépuscules que les compagnons serraient pour qu’ils fassent silence /
et qu’on entende la beauté qui viendra /
les compagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
il la laissaient tomber pour que tous sortent
chercher la justice dans la rue /
chercher le soleil pour ces froids du sud /
les compagnons ont la bouche pleine de silence /
comme de petits enfants sans nouvelles du lieu où la vie dodeline /
les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
les compagnons penchés regardent passer le temps
qui transforme leur chair en cloche
sonnant contre le vent du sud /
autres écritures
la nuit te cogne le visage comme les pieds de dieu /
quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
soutenant l’automne ? / quelqu’un qui
racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
« vive la lutte » ? raclent-ils
les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /
raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les compagnons ? / écrivent-ils ?
dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
à présent passent les compagnons la langue fermée /
ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /
ils passent cousus à la lumière /
ils raclent le silence avec un os /
l’os écrit le mot « lutter » /
l’os est devenu un os qui écrit /
sur la poésie
il y aurait deux choses à dire /
que personne ne la lit beaucoup /
que ce personne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et  
au problème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet important / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
mais le problème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /
ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds /  
qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
des oisillons comme l’oncle juan / spécialement
parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal /
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête / l’
oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais
pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /
et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers / de guerriers / de rois /
ou simplement de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème /
ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes