Pour certains, l'affaire est même entendue. Dans Al-Safir, Yamen Sabour (يامن صابور) a ainsi récemment dressé un réquisitoire (article en arabe) qui a retenu l'attention. A ses yeux (et je partage largement son analyse), le succès d'Al-Jazeera à partir de la fin des années 1990 tient au fait qu'elle comblait en partie le vide abyssal des chaînes gouvernementales. Il tenait aussi à l'équilibre que les responsables avaient su trouver, dans le nouveau contexte géopolitique du tournant du millénaire, entre les attentes du public arabe (et musulman) d'une part, et les positions fondamentalement pro-occidentales du Qatar et plus largement des monarchies du Golfe de l'autre. Mais les ambitions régionales de l'émirat pétrolier ont ruiné l'immense crédit que la chaîne avait réussi à se créer auprès du public arabe, en déstabilisant ce positionnement fragile, surtout avec les événements du « Printemps arabe ». Mobilisée sur la place Tahrir, la jeunesse égyptienne en révolte a rapidement été déçue par le soutien inconditionnel de la chaîne au président Morsi et aux Frères musulmans. Une déception qu'a renforcée la manière, outrageusement partisane, dont Al-Jazeera a couvert les événements en Libye et en Syrie notamment, surtout au regard de son silence vis-à-vis de la révolte à Bahreïn. Quant au départ d'un certain nombre de ses journalistes vedettes, ce fut la confirmation, pour une bonne partie de l'opinion, que la chaîne qatarie n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été. Ayant perdu son aura de professionnalisme et une bonne partie de sa crédibilité, Al-Jazeera n'est plus – pour beaucoup – qu'une chaîne de second rang, réduite au simple rôle de porte-parole des intérêts qataris. Une destinée que Yamen Sabour résume en concluant son article par une citation tirée d'un entretien donné par le journaliste tunisien Ben Jiddo sur le point de rejoindre la chaîne Al-Mayadeen : « Al-Jazeera a mis un terme à un véritable rêve de professionnalisation et d'objectivité. Le professionnalisme est en déclin. Autrefois un vrai média, son rôle consiste désormais à susciter la discorde et à embrigader. » («إنّ قناة الجزيرة أنهت حلماً كاملاً من المهنية والموضوعية، وباتت تلك المهنية في الحضيض، بعدما خرجت عن كونها وسيلة إعلام، وتحولت إلى غرفة عمليات للتحريض والتعبئة» )
Naturellement, les patrons d'Al-Jazeera ne l'entendent pas ainsi. Ils ont publié tout récemment un communiqué triomphateur pour affirmer que, enquête d'Ipsos et de Sigma à l'appui, la chaîne restait, et de très loin, la première dans sa catégorie : 23 millions de téléspectateurs par jour, plus que le chiffre atteint par les quatre principales concurrentes réunies (Arabiyya, BBC, France 24, Sky News arabe). Autre confirmation de la bonne santé de la chaîne, sa page Facebook vient de passer le cap des 10 millions d'abonnés. Loin devant celle de ses rivales là encore...
De fort beaux chiffres, mais auxquels tout le monde ne croit pas. Il est déjà arrivé dans un passé récent que les « mauvaises manières » d'Ipsos (une discrète success story française) soient dénoncées par certains professionnels, en l'occurrence ceux de la chaîne égyptienne Al-Hayat (article en arabe). De toute manière, la question n'est pas seulement une question de chiffres d'audience. Comme l'explique l'article résumé précédemment, c'est bien la crédibilité d'Al-Jazeera, son professionnalisme qui sont de plus en plus remis en cause. Et ce n'est pas le fait que ses dirigeants aient fini par céder aux pressions en fermant en Egypte Al-Jazeera Mubasher, petit caillou dans la chaussure du caudillo Sissi, qui va redorer son image, surtout lorsque la même Al-Jazeera (canal historique si l'on veut) se met au diapason en donnant audit Sissi de « l'honorable Monsieur le Président » (fakhâmat al-ra'îs), après l'avoir traité jusque-là comme un vulgaire putchiste ! En fait, le signe indubitable qu'il y a un problème avec Al-Jazeera, c'est en réalité l'annonce, faite il y a un peu moins d'un an, d'une nouvelle chaîne d'information qatarie, confiée cette fois au « Palestinien défroqué » (si on me permet cette expression) Azmi Bishara. Même si on cherche à enjoliver le tableau en présentant cette création comme un « contrepoids », en quelque sorte pour « rééquilibrer » les choses, c'est bien qu'il doit y avoir un problème aujourd'hui...
Il faut dire que, dans le cas égyptien (au moins, car le phénomène est généralisable) s'ajoute une nouvelle donnée, qui ne surprendra pas les lecteurs français de ce blog : la « pipolisation » de l'information où les stars de l'écran, quelle que soit leur formation, jouent désormais les journalistes d'investigation (un phénomène évoqué dans cet article en arabe). Avec comme résultat de cette course à l'audience facile, les pratiques extrêmement douteuses d'une « journaliste » sans scrupule ni vergogne filmant en direct une descente de police dans un hammam paraît-il fréquenté par des homosexuels.
Cette course à l'audience tient en partie au fait que l'explosion quantitative de l'offre (autour de 700 chaînes arabes, pas toutes consacrées, loin s'en faut, à l'information, et heureusement soupire-t-on) ne repose sur aucune réalité économique. En temps de crise (toujours en Egypte, cet article sur les difficultés du marché publicitaire qui posent de sérieux problèmes à pas mal de chaînes), on vire les employés, quand on ne liquide pas l'entreprise. Pas étonnant dans ces conditions que la quasi-totalité du secteur médiatique, surtout lorsqu'il s'agit d'information, soit adossée à un projet politique. Souvent jusqu'à la caricature, à l'image de ces cinq chaînes satellitaires (cinq !) qui diffusent depuis la Turquie la propagande des partisans du président destitué Mohamed Morsi (article en arabe).
Alors que ses émissions étaient pourtant suivies avec passion, en Egypte et partout ailleurs, personne dans le monde arabe ne se risque à offrir un temps d'antenne à Bassem Youssef. Peut-être finira-t-il (mais je serais personnellement étonné) par retourner sur YouTube, là où il avait commencé, juste après la révolution du 25 janvier. Pourtant pléthorique, l'offre va s'étoffer encore davantage puisque, outre la future Al-Araby confiée à Azmi Bishara, il y aura, au 1er février prochain, la nouvelle chaîne Al-Arab, que s'est offerte le prince milliardaire saoudien Al-Walid Bin Talal. On voudrait bien croire que c'est une bonne nouvelle, mais rien n'est moins sûr quand on sait qu'elle va émettre depuis Bahreïn, pays où la répression ne faiblit pas depuis le début des soulèvements, il y a très longtemps, au temps d'un certain « Printemps arabe ».