d'après LE GÂTEAU de Maupassant
Elle ne recevait que des hommes supérieurs.
Etre reçu chez elle, constituait un honneur.
Son mari, féru d’agriculture,
Ne jouait qu’un rôle de satellite obscur.
Pourtant ce mari-là
Eut l’idée de créer un état dans l’état.
Sa femme recevait.
Lui aussi recevrait.
Ses amis venaient
Les jours où sa femme invitait
De sorte qu’on se mêlait.
Ou plutôt non, on formait
Deux groupes distincts.
Madame Anseur et ses académiciens
Occupaient le salon Régence.
Monsieur se retirait au fumoir
Avec ses connaissances.
Ironiquement et par caricature,
Mme Anseur appelait le fumoir :
’’Le salon de l’agriculture’’
Les élites du salon dédaignaient
Les agriculteurs jugés trop niais.
Les réceptions s’effectuaient sans frais :
Une brioche et du thé.
Voilà tout.
Monsieur eut préféré de beaucoup
Deux brioches : une pour le salon,
Une autre pour le fumoir.
Mais madame fit une juste observation.
Cette manière de voir
Indiquerait trop clairement
Deux réceptions, deux clans.
Monsieur n’avait pas insisté.
Un seul gâteau sera donc apporté.
Mme Anseur en réservait les honneurs
À son académie
Et passait ensuite la pâtisserie
Aux agriculteurs.
La maitresse de maison
Demandait à l’un des invités du salon.
D’être le découpeur.
Cette mission représentait un honneur :
La fonction entrainait de la supériorité,
Une sorte de royauté.
Le sceptre était le couteau,
L’emblème était le gâteau.
Le découpeur régnant était remarqué
À ses attentions marquées
Envers la maîtresse de maison.
On appelait l’heureux élu du salon :
‘’Le favori du gâteau brioché.’’
Lorsque Mme Anseur s’en était lassé,
Une certaine nervosité
Montait dans l’académie.
…Puis le nouveau découpeur était félicité.
Aucun laboureur,
Pas même monsieur
N’eut droit au privilège de favori.
La brioche fut découpée par une série
De poètes, de musiciens, de présidents…
Mais, calculer les portions
N’avait qu’un temps.
Quand un invité du salon
Était déconsidéré,
Par la belle madame Anseur,
Il devait passer le couteau
Au soupirant nouveau
Et réintégrer
La foule de ses admirateurs.
Ce rituel dura longtemps,
Longtemps.
Mais les comètes palissent,
Perdent de l’éclat, vieillissent.
De fait, l’empressement
Des découpeurs diminua, forcément.
Mme Anseur avait beau manifester
Politesses et amabilités,
On coupait désormais à regret.
On conservait la charge contre son gré.
Puis les élus devinrent rares,
De plus en plus rares.
Une fois, ô prodige, ce fût M. Anseur
Qui ouvrit le gâteau baladeur.
Mais comme il s’est vite lassé,
Mme Anseur elle-même se mit à découper.
Puis elle contraint un invité
Qui n’osa se rétracter.
Le symbole étant connu de tous,
On se regardait en-dessous
Avec des yeux de pharisiens.
Couper la brioche n’était rien
Mais les privilèges qui y étaient liés,
Maintenant épouvantaient.
Dès que le plateau apparaissait,
Les académiciens passaient
Dans le fumoir se mettre à l’abri
Derrière le mari
Qui riait tant et plus.
Les années passèrent.
Personne ne découpa plus.
Or un soir, un homme s’est proposé.
De la brioche, il ignorait le mystère.
-«Vous acceptez de découper ? »
-« C’est avec le plus grand plaisir.
Je suis ravi de l’honneur de participer. »
L’époux, surpris, se mit à sourire.
L’assistance s’étonnait.
Le jeune homme ne comprenait
Ni les gracieusetés discrètes
Ni l’espoir de reconnaissance muette
Que témoignait à son attention
La maitresse de la maison.
La fois suivante, il parut préoccupé.
En regardant l’assemblée huppée,
Il comprit. Et quand sonna l’heure du thé,
Mme Anseur, folle de gaité,
Saisit le plat, chercha des yeux son jeune ami.
Mais il était parti…
Au fond du fumoir. Elle tenta une approche
-« Mon cher monsieur, lui dit-elle,
Voulez-vous découper cette brioche ? »
Il balbutia et rougit jusqu’aux oreilles.
Alors, pris de pitié, monsieur Anseur
Se tourna vers madame Anseur :
-« Voudrais-tu, charmante créature
Ne point nous interrompre,
Quand nous causons agriculture. »
Désormais,
Personne n’est jamais plus invité
À rompre
La brioche de malheur
De la vieille Mme Anseur.