Nous pouvons

Par Gerard

Syriza en Grèce dès la fin du mois, Podemos en Espagne un peu plus tard dans l’année ont toutes les chances d’accéder au pouvoir. Une brèche dans la doxa ultralibérale va-t-elle finalement être ouverte ?

Présentés comme deux calamités anti-européennes par les gardes rouges de Bruxelles, ce serait là des partis dignes de l’ère soviétique ! Soupçon de principe. Et bien entendu les Bourses nous refont le coup de la monnaie qui dévisse… Mais pourquoi tant d’agitation autour de deux partis qui sont avant tout l’expression d’une alternative citoyenne et d’un retour à la démocratie ? Alors que le fromage mou de Hollande n’a rien compris à la grandeur du destin qui l’attendait (être un seigneur du sud plutôt qu’un valet du nord), les économistes les plus sérieux, bien loin de l’extrême gauche, estiment que l’austérité seule, à laquelle s’est réduite toute politique « responsable », constitue bien un remède qui tue le malade ; c’est-à-dire un poison. Chaque mois qui passe en apporte une preuve supplémentaire. Et pourtant l’on persévère, selon cette logique de Shadock qu’à force de répétition l’erreur se corrigera d’elle-même. Avec une hargne peu digne de leur fonction, la Chancelière Merkel, mais aussi le FMI, menacent clairement la Grèce et l’Espagne de représailles en cas de victoire « à gauche ». Cet invraisemblable déni de démocratie, qui vient après tant d’autres que nous en restons en état de sidération, est l’expression de leur hantise : la contagion de l’exemple Grec et Espagnol à l’ensemble des pays du sud, et de là à toute l’Europe. C’est une ligne de front ouverte depuis longtemps par une dualité mortifère : soit l’économie, soit la démocratie. On vérifie tous les jours que la démocratie n’est plus l’option retenue par ceux que nous avons pourtant élus.

C’est au maillon le plus faible que l’on juge une société. On ne préside pas démocratiquement aux destinées d’un pays lorsqu’on s’assoit sur l’expression du suffrage universel ou que, faute de moyens alloués, on ne soigne plus les malades, on ignore les vieillards, on n’éduque plus la jeunesse, on raréfie le travail des actifs, on paupérise les demandeurs d’emplois, on stigmatise les minorités et les étrangers. Car alors le seul antidépresseur social, au milieu de tel chaos, c’est l’exaltation identitaire : et l’on sait, chère Madame Merkel, où tout cela nous mène. L’islamophobie qui manifeste actuellement sous vos fenêtres devrait vous inciter à plus haute compréhension. Les enjeux qui se posent à nous, peuples d’Europe, échappent par leur ampleur à la simple gouvernance des technocrates, à leur « business as usual » et à leur suffisance : car ils sont l’Histoire.

Ce qui se joue avec le désir-Syriza ou le désir-Podemos, au-delà même du fait économique et politique, c’est le retour du possible, de l’alternative, c’est-à-dire de la liberté de penser. On peut toujours se tromper, faire les mauvais choix ; mais abandonner l’avenir à la doxa, soumettre les esprits à la doctrine officielle, s’en remettre à l’univoque, c’est nier le futur, déserter le présent, corrompre la vie même. C’est là en bonne part l’origine du désarroi contemporain.

Cette agression contre le possible, cette fermeture progressive de l’ouvert, elle ne date pas d’hier. Préparée en silence pendant les « 30 Glorieuses », c’est au cours des années 80 que la fin des alternatives a été promulguée avec pompe par Margareth « Tina » Thatcher et les idéologues de la « globalisation » (Hayek, Friedman & Co). Au point de devenir l’antienne de tout « responsable » digne de ce nom. Un futur tout écrit nous attendrait déjà, de toute éternité ; et rien à faire pour nous y soustraire. Un monde sans discussion ; sans rêve ; sans rémission. La gestion, la gouvernance, l’administration ont chassé le projet d’élaborer « une vision». Nous ne sommes plus au monde. Nous ne sommes en tous cas plus capables de l’habiter en conscience.

La métaphore naturaliste, depuis, règne sur la novlangue médiatique et politique : « On ne lutte pas contre la pluie, on la constate », clament le chœur des analystes de complaisance pour qui l’économie suivrait une pente contre laquelle on ne peut rien. Le « bon sens » d’aujourd’hui, c’est l’impuissance. Le résistant, figure du héros pendant l’Occupation, devient archaïque : « Don’t be evil ! », demande Google à ses employés : « Ne lutte pas, laisse-toi faire, sois docile ». La sur-modernité sera collaborationniste ou ne sera pas.

Cette étrange permutation des valeurs entre résistant et collabo devrait pourtant sonner aux oreilles démocratiques comme une alerte générale. Ce n’est encore que trop partiellement le cas.

En France, depuis les grandes grèves de 1995 contre les ordonnances Juppé, des livres tels que L’Horreur économique (Vivianne Forrester) ou le travail de Pierre Bourdieu (et sa maison d’édition Raisons d’agir) ont pourtant nettement marqué un désir d’émancipation, voire de sécession, que résume bien ce slogan des « altermondialistes » : « Un autre monde est possible ». En 1998 la création du mouvement d’éducation et de vigilance citoyenne ATTAC concrétise ce nouvel esprit du temps. « L’autrement », « le divers », « le possible », sont peu à peu revenus dans un champ abandonné jusque-là au monopole indiscutable de la doxa et de ses illusionnistes patentés.

Mais cette prise de conscience nouvelle, qui rompt avec l’idéologie de progrès continu et de marche inaliénable (« destinée manifeste », « fin de l’Histoire », « Guerre de civilisation »), peine à se faire entendre. De fait elle se heurte à la violence d’Etat.

En juillet 2001, le G8 de Gêne donne lieu à de violentes émeutes (un manifestant tué). L’assaut des forces de l’ordre sur l’école Diaz, qui abrite des media alternatifs et des manifestants, est dénoncé par Amnesty International comme étant « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » : plus de 300 manifestants sont battus, arrêtés, torturés puis séquestrés arbitrairement pendant trois jours. Les sommets suivants se dérouleront loin du regard des citoyens, dans des camps retranchés et des villes bouclées soumise à couvre-feu.

Quand le pouvoir complote ainsi à l’écart des peuples, c’est qu’un changement de régime a eu lieu : un coup d’Etat. Le 11 septembre 2001 en a opportunément apporté un semblant de légitimité (Avec des questions toujours pendantes quant aux surprenants aveuglements sélectifs de l’administration américaine à l’égard de l’Arabie Saoudite). Cette année-là la guerre contre le terrorisme (intérieur et extérieur) est déclarée. C’est une guerre sans règles, sans convention de Genève, sans prisonnier ni jugement : on tue à distance, par drone. Une simple opération de police à l’échelle planétaire. On le sait à présent, 90% des déportés de Guantanamo étaient innocents des crimes qu’on leur imputait. Mais l’important n’est pas là. L’important, c’est que l’état d’exception soit déclaré ; et qu’il soit permanent. L’ethnocentrisme le plus brutal a remplacé la diplomatie et la recherche nécessaire de la compréhension mutuelle et du consensus. Dans cette période, ce ne sont pas seulement les droits des citoyens qu’on bafoue, c’est la pensée elle-même qui régresse. La constitution de l’Autre en monstre absolu est de retour. L’humanisme, qui ne tenait déjà plus qu’à un fil après les désastres du XXe siècle et les arguties « postmodernes », est définitivement saccagé ; voire hors de propos. Le but d’une société humaine n’est plus l’épanouissement de la liberté et de la dignité des hommes, mais bien le maintien de l’ordre par la terreur d’Etat.

Dans un tel contexte, la Presse joue un rôle ambigu. Si la multiplication des canaux d’information ne permet plus aujourd’hui de spéculer sur l’ignorance, en revanche jamais le fossé n’a été plus grand entre l’accès à une masse considérable de données et la conscience claire des choses. L’intelligence collective naît du difficile passage entre le fait et sa signification. Mais dans un monde interconnecté, hautement réactif, où tout a de l’influence sur tout, la surinformation, bien loin de fournir des repères utiles, est devenue l’une des causes principales de la passivité contemporaine et de ses corollaires directs, la peur du changement et la démoralisation.

C’est ainsi que l’idéologie, avec son culte absolu de l’univoque et sa haine de la complexité et des nuances, et malgré Internet, a partout repris la main. Aujourd’hui le secret le mieux gardé est en pleine lumière, au centre aveugle de l’imagerie en continue. Un constant dressage des citoyens à l’adhésion inconditionnelle a remplacé l’éducation à l’esprit critique d’autrefois.

En France, dès 2005, « l’autrement » s’est violemment heurté à la rouerie d’Etat. Un « Non » au référendum portant sur la Constitution européenne s’est subitement transformé en « Oui ». Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été bafoué par une démocratie qui révéla pour le coup son aspect parodique. Et l’effacement volontaire de la politique dans l’économie (comme si l’économie, ce n’était pas de la politique) et la technostructure (« L’Europe », « la mondialisation ») a refermé sous nos yeux la parenthèse, même très imparfaite, du compromis social et de la liberté individuelle que nos aînés avaient su ouvrir dans l’immédiate après-guerre.

Désormais le Pouvoir est sans forme et sans contrôle : il s’est volatilisé. Qu’on en prenne le siège, on découvre une place vide, comme l’avait dit Foucault. C’est que cette place est aussi en nous, dans nos habitus, nos routines. Il est dans les technostructures même de nos sociétés et nos réflexes de pensée. Plus ces technostructures se précisent, avec leurs normes et leurs règlements apparemment « objectifs », « techniques » « de bon sens », plus l’étau se resserre tout autour du champ des possibles ; jusqu’à se réduire à la pure voie royale des oligarques mondialisés, au jeu de leurs intérêts bien compris.

Ce que, à travers la constitution d’une société virtuelle et d’un pouvoir volatil, le salaud tente de nous faire oublier, c’est qu’il a un nom, un visage, une adresse. Que tout réseau virtuel peut être débranché. Plus une structure dépend de la technique et plus elle est puissante : mais plus elle devient vulnérable. Un système peut contrôler quelques interactions ; pas mille interactions simultanées à chaque instant. Plus la société devient complexe, plus elle se fragilise ; plus elle sort ses polices. Mais ces menaces explicites ne sont que la forme de sa propre impuissance. La « ville intelligente » que l’on nous promet pour demain n’est séparée du chaos le plus incontrôlable que par l’épaisseur d’une feuille de cigarette. Et tout le système ne tient que par l’oubli de cette épaisseur-là.

Les oligarques sont en train de militariser leurs polices à l’encontre de leur propre peuple (« guerre asymétrique ») ; les globalitaires sont en train d’unifier pratiques, pensées et sentiments, synchronisant entre eux les individus au point de faire de cette Terre une ruche industrieuse entièrement sous contrôle ; les totalitaires sont là pour asservir les derniers insurgés et imposer le retour à l’ordre ; d’eux vous ne voyez que des sourires à la couverture des magazines People, et ces images d’un bonheur de riche près des piscines, des jets privés et des Lamborghini ne sont que les piécettes que ces Olympiens jettent au peuple avec dédain. Libre à celui-ci de les ramasser servilement ; ou pas.

Ce que l’on a voulu nous faire oublier, surtout, c’est que le futur dépendait de nous. Il est fait de la somme des regards qui se portent vers lui. Il n’existe pas dans un toujours-déjà là. Il s’écrit au contraire, seconde après seconde. Qu’il advient, ne cesse d’advenir, sous chacun de nos pas, dans chacun de nos gestes, chacune de nos pensées. Il faut postuler la liberté pour que la liberté prenne corps. Il faut postuler le possible pour que le possible demeure un champ ouvert. Or notre futur a été présenté comme le fond d’une impasse, un mur de la honte où n’existerait que le filtre d’un seul check-point, un seul point de passage : celui de l’ultralibéralisme globalisé. Ce n’est que lorsque nous aurons libéré l’avenir de la fatalité où certains avaient tout intérêt à le maintenir que nous recommencerons à vivre en hommes libres et conscients.

Il n’y a pas de confiance sans goût de l’avenir, il n’y a pas de goût de l’avenir sans confiance. Notre manque de confiance actuel trouve son origine dans la culture de l’impuissance où nous baignons depuis la victoire de l’idéologie globalitaire. Le global est sans reste et sans échappatoire. Seul le retour de cette seule conviction que l’avenir nous appartient, nous citoyens, peut réveiller la confiance ; et donc l’avenir lui-même, que nous transformons à chaque pas en sa direction, à chaque pensée que nous lui adressons. Rien d’écrit : tout à faire, tout à inventer.

Hannah Arendt l’a dit du « crime de bureau » : c’est l’imagination qui manque, l’imagination qui seule révèle la responsabilité individuelle, la misère et la grandeur de l’Homme. L’imagination qui nous prévient à l’avance de ce que constitue chacun de nos actes : s’ils sont d’un salaud ou d’un honnête homme. L’imagination encore qui, s’élevant au-dessus de l’arbitraire du jugement, nous révèle ce que nous sommes vraiment. L'insurrection est fille naturelle de l'imagination. C'est de ce
tte même imagination que dépendent nos futurs. Ils ne sont faits que d'elle..

Gérard Larnac Copyright janvier 2015.