Comment entrer dans ce livre ? Avant le pont, avant les premiers trous creusés au fond du fleuve, avant la fabrication du béton, avant, quand les hommes et les femmes qui vont être les accoucheurs de cette oeuvre d’art, technique, quand ces hommes et ces femmes sont encore pour nous des inconnus, quand bien même on en connaîtra le curriculum vitae. Je mettrai peut-être la moitié du livre à y pénétrer, un peu comme dans cette forêt, Pontoverde, où va s’enfoncer le pont venu de la ville de Coca, un peu comme dans les boues du fleuve où tout est danger, où il faut lutter contre le flux et, en hauteur, contre les sautes de vent. Un coup de couteau, du désir qui traîne là, des gens venus de tous les coins du globe sur ce chantier immense, où chacun a sa place, où il faut gérer une grève, où la fierté de participer à cette aventure se mêle à la souffrance quotidienne, et voilà que je ne lâche plus le livre. Je vibre avec le pont qui s’élève, j’en ressens l’horizontalité et j’accompagne Sanche dans sa grue. Georges Diderot est toujours là, du début à la fin ; il a le nom du philosophe, inventeur d’une nouvelle façon de raconter, ici celui qui tient tout de cette histoire, de sa conception à sa réalisation. La fin du livre nous ramène au fil de l’eau, un peu décevante, mais comment reconduire le lecteur à bon port, après l’ivresse ?