Carnets intimes

Publié le 05 janvier 2015 par Lecteur34000

« Carnets intimes »

AMROUCHE Taos

(Joëlle Losfeld)

Surprenantes retrouvailles avec Jean Giono. Un  voile levé sur un moment de la vie de l’écrivain vieillissant mais dont s’était éprise au milieu des années cinquante de l’autre siècle Taos Amrouche. Taos, la sœur cadette de Jean Amrouche, l’une et l’autre issus d’une famille berbère qui conjugua les deux cultures, la française du colonisateur et la berbère des racines anciennes. Non sans difficultés, puisque cette famille-là s’exila à Tunis avant que Taos et Jean ne s’installent en France.

Ce livre n’est pas un roman, bien que les textes aient été écrits par une romancière (mais aussi émouvante interprète de chants berbères et « femme » de radio). Ce livre reproduit (intégralement ?) les carnets intimes que Taos Amrouch rédigea de 1953 à 1960. Elle vivait alors une relation passionnelle avec Jean Giono, elle, Taos, bien plus que lui, Jean le Bleu. Quelque chose de palpable dès les premiers instants : « Il était tout élan, jeune, impétueux… Ce besoin de ne pas le quitter pendant quelques jours. Me nourrir de lui à satiété… Et s’il n’y avait pas aussi cette douleur sourde qui vient de ce que je le sens prendre plus qu’il ne donne… » (Gréoux, 12 août 1953). Les carnets ne cesseront, à partir de là, d’exprimer l’attente, toujours plus exacerbée, d’une femme encore jeune à l’égard d’un éminent écrivain alors au sommet de sa gloire littéraire. Quand Taos Amrouche se lance dans l’écriture et qu’elle soumet au Maître « son » manuscrit, « L’amant imaginaire », qu’elle le lui lit : « Quel choc ! Il était hostile, sévère et fermé. Après le 1° chapitre : « Les personnages sont en carton. » J’en ai pleuré. Nous nous sommes durement heurtés. Il m’a parlé avec une dureté extraordinaire du métier d’écrire… »

Cela se pressent dès les premières pages : s’entremêlent chez cette femme le désir physique pour un homme plutôt parcimonieux dans ses élans,  l’amour pour un personnage mythique et le lent et périlleux exercice d’accomplissement littéraire dans un tel environnement. Au fil des pages, le Lecteur a alors découvert un Giono qui lui était (presque) totalement étranger. Un homme que cernent plus qu’elles ne l’entourent « ses » femmes : l’épouse, les deux filles (et tout particulièrement Aline), mais aussi les maîtresses. Mais comme pour Taos Amrouche, l’approche de ces femmes-là n’implique pas qu’il fut possible pour le Lecteur de s’insinuer dans l’univers de l’écrivain. Taos Amrouche fut maintenue en marge. Ce dont elle souffrit, une souffrance qui ne cessa pas de s’exaspérer jusqu’à confiner (en particulier dans les derniers carnets) à la folie. Avec pour elle le handicap de devoir cohabiter avec un mari inconstant et une fille dont elle peinait à comprendre les attentes et les exigences.

Giono est donc omniprésent durant les sept années au cours desquelles Taos Amrouche rédigea ses carnets. Omniprésent, mais comme absent en tant qu’écrivain, ou si peu que cela relève de l’anecdote. Y compris durant les années où il tenta de se lancer dans l’écriture cinématographique, là où il ne laissa (aux yeux du Lecteur) que des traces peu signifiantes. (Mais période durant laquelle Taos Amrouche voua une haine farouche à l’encontre d’une jeune rivale, comédienne et productrice, Andrée Debar, laquelle « pilota » le cheminement de Giono dans l’univers si particulier du cinéma.)

Ce qui donc passionna le Lecteur, ce fut l’émergence d’une écrivaine. Des pages d’une grande beauté émaillent ces Carnets. Celles consacrées à la mort du père et à celle du frère (Henri), entre autres (janvier 1959). Cette émergence que contrariait la relative notoriété littéraire de l’autre frère (Jean). Qu’importe après tout si, et surtout dans les derniers carnets, Taos Amrouche a alors pris quelques libertés avec la réalité des faits, qu’importe si la fantasmagorie a embelli les médiocrités d’un quotidien qui ne lui accordait que peu de concessions. L’œuvre naît, l’œuvre s’affirme, l’œuvre se délivre des pesanteurs de la banale narration d’un amour en jachère. Taos Amrouche livre un combat farouche. Il lui faut bien exister. Contre Giono. Contre le mari défaillant. Contre le frère souvent hautain et méprisant. Contre la maladie. Dans ces Carnets-là, le Lecteur pensait beaucoup apprendre sur Giono. Il a surtout découvert une Auteure vers laquelle il reviendra, non seulement à travers ses Carnets intimes, mais surtout via ses quatre romans (publiés chez la même éditrice).

Juste une « étrangeté » pour en finir. Les Carnets couvrent une période qui va de 1953 à 1960, période qui est donc celle durant laquelle se déroula la Guerre d’Algérie. Or Taos Amrouche est d’origine algérienne. Mais cette guerre qui met à feu et à sang le pays qui fut sien n’y figure que de façon très anecdotique. Comme si elle lui eut été étrangère.

NB/ Le Lecteur greffe une citation qui contredit son propos. De manière anecdotique là aussi. Elle concerne la publication, en 1959, du livre de Giono « Manosque des plateaux ».

« En ces mois de silence, je sais de quel secours m’a été Manosque des plateaux. Je voudrais lui dire : « Jean, j’ai épousé chaque phrase, j’ai joui de chaque phrase comme de ta bouche merveilleuse. Jean, j’ai fait l’amour avec chacune de tes phrases ! »

Certes, on s’émerveille devant la langue de Camus. On se dit : voilà quelqu’un qui connaît les lois de l’architecture. C’est noble, c’est pur, c’est simple de lignes, ça évoque même une plénitude antique mais cela ne remplit pas le ventre vide, cela ne redonne pas le goût de vivre. Personne n’a cette pâte sensuelle et pourtant lyrique de Jean ni ces fusées qui partent du sein de la terre et des blés vers les espaces stellaires. Avec lui, tout est mélangé, brassé. Le ciel est à l’image de la terre et la terre à l’image du ciel comme lui-même est colline, herbe, nuages, comme lui est plein de sang vert… »

NB (2)/ Il est grand temps que le Lecteur se remette à l’ouvrage.