Le scandale Paradjanov ou La vie tumultueuse d’un artiste soviétique, de Serge Avédikian et Olena Fetisova

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 3/5 

Après Pasolini, c’est au tour de Paradjanov de bénéficier d’un film retraçant, cette fois, presque l’ensemble de sa vie. On est ravi que de tels projets sortent ainsi à une semaine d’intervalle, donnant l’occasion – particulièrement nécessaire dans le cas de Paradjanov – de jeter un nouveau coup de projecteur sur le travail de deux grands cinéastes dont les filmographies se répondent par ailleurs. Le projet de Avédikian et Fetisova est donc louable, mais peine à sortir de l’hommage un peu trop sage.

© Zootrope Films

Beaucoup trop ignorée des cinéphiles, la filmographie de Paradjanov (1924-1990), cinéaste d’origine arménienne né en Géorgie (et donc officiellement citoyen soviétique) est l’une des plus intéressantes du cinéma est-européen. Trublion provocateur soucieux de défendre les cultures ancestrales noyées dans l’immensité soviétique, Paradjanov a signé Les Chevaux de feu et Sayat Nova, avant d’être arrêté par le pouvoir soviétique qu’il dérangeait depuis longtemps à force de déclarations en faveur d’intellectuels incarcérés et de films audacieux. Emprisonné pour homosexualité, il est par la suite longtemps empêché de tourner, jusqu’à La Légende de la forteresse de Souram et Achik Kérib, son dernier film. 

Avédikian endosse avec conviction le rôle du cinéaste et prend visiblement un grand plaisir à jouer les emportements cocasses d’un Paradjanov auto-proclamé « génial ». Ce Scandale Paradjanov fait la part belle au caractère dissident du cinéaste : insoumis et colérique, Paradjanov est épié par un KGB soucieux de le faire taire. Pendant cette première partie du film, on apprécie le montage alterné entre les soirées paradjanoviennes et les séances d’interrogatoire que subissent les proches du cinéaste, jusqu’à son incarcération et des séquences de goulag moins bien menées.

Outre l’insoumission du personnage, c’est son incroyable force créatrice qui est mise en avant. Avédikian et Fetisova usent sans en exagérer d’une belle idée de cinéma : en insérant numériquement le corps d’Avédikian dans des images tirées des Chevaux de feu et de Sayat Nova, les cinéastes recréent l’impression d’un travail en train de se faire. Chose rare pour nous spectateurs : nous pouvons alors assister au tournage de ces films, aux impératifs de mise en scène, à la direction d’acteurs.

Surtout, le film fait la part belle aux travaux plastiques de Paradjanov, peu connus chez nous et pourtant d’une très grande beauté. Fils d’antiquaire, Paradjanov a conservé du métier de son père le goût pour les vieilleries et une certaine obsession de l’accumulation (plutôt que de la collection, tant ces objets amoncelés chez lui ne forment pas d’ensemble cohérent). Récupération, collage, assemblage d’objets divers (perles, colliers, photos, dessins…) : les oeuvres plastiques de Paradjanov sont celles d’un bricoleur génial. Un goût du bricolage hétéroclite que l’on retrouve d’ailleurs dans sa filmographie, certainement la seule au monde qui se permette de dessiner une machine à coudre au milieu de hiéroglyphes hindous. 

© Zootrope Films

Paradjanov fut donc bien un artiste étonnant et surprenant, original et téméraire. Des qualités qui, malheureusement, manquent à ce Scandale Paradjanov. L’insistance sur les rapports entretenus entre Paradjanov et sa femme devient vite encombrante, au sens littéral puisque cette dernière se met à  »hanter » l’écran (la pensée du cinéaste). En soi, l’idée n’est pas mauvaise, mais le film a tendance – j’y reviendrai – à sauter du coq à l’âne. De l’importance de cette femme, nous ne saurons finalement bientôt plus rien : passée la période d’emprisonnement, elle n’apparaît presque plus. Il en va de même pour les parents de Paradjanov, figures toutefois plus régulières, mais souvent accompagnées de l’artiste enfant. Cette confusion entre le passé et le présent était elle aussi une belle idée – d’autant plus qu’elle parsème l’oeuvre du cinéaste – mais elle est tant répétée, et de façon si peu subtile, qu’elle devient vite stérile.

Il en va de même des séquences  »bricolées », faites de collages et d’insertion numérique. L’intention là encore est louable : il s’agit bien de rendre hommage aux créations plastiques de Paradjanov. Mais la réalisation formelle demeure maladroite, à cause d’effets plutôt faciles qui ont en outre le défaut de briser le rythme d’un film au scénario déjà fragile. Il faut dire que les événements sont assez étonnamment répartis : couvrant une période large (de la fin des années 1950 à 1988), le film est visiblement soucieux de ménager des moments de pause féerique, mais peine à se renouveler après la libération de Paradjanov.

La dernière demie-heure est ainsi bien moins soutenue que la première : la dimension politique a presque disparu, les quelques passages sur le tournage de La Légende de la forteresse de Souram ne sont là que pour montrer que le trublion n’a pas perdu de sa verdeur. On attend donc que Paradjanov, persuadé pendant ses années d’inactivité post-emprisonnement qu’il avait été oublié, puisse aller à Paris constater sa reconnaissance occidentale, lors d’une très belle séquence qui souligne une dernière fois le problème de la relation entre art et politique.

© Zootrope Films

Le Scandale Paradjanov a tout du film aimable : son sujet d’abord, qu’on le remercie d’aborder et de mettre ainsi en avant, et sa facture qui, dans ses intentions, est entièrement tournée vers le respect de celui auquel elle se réfère. Et même si le film est loin de dépasser le simple hommage, il a le mérite de rappeler les travaux, plastiques et filmiques, d’un grand artiste insoumis trop peu connu.

Coïncidence ? Le 7 janvier, vous retrouverez également en salles Les Chevaux de feu, pour une re-sortie bienvenue. L’occasion de découvrir l’oeuvre de Paradjanov… à la source !

Alice Letoulat

Film en salles le 7 janvier 2015.