#climatCoauteure d’un essai prospectif choc, l’historienne des sciences Naomi Oreskes dénonce le lobby des énergies fossiles et les carcans idéologiques, raisons de notre immobilisme face au désastre annoncé.
Des icebergs flottant à la surface sur le territoire antarctique australien. (Photo Torsten Blackwood. AFP)
Pourquoi Homo sapiens sapiens ne fait-il rien pour prévenir le désastre climatique ? Pourquoi choisit-il le déni et l’obscurantisme ? Historienne des sciences et professeure à Harvard, l’Américaine Naomi Oreskes esquisse des réponses dansl’Effondrement de la civilisation occidentale, un court essai de prospective coécrit avec Erik Conway, historien à la Nasa.
Votre livre est effrayant : sans action immédiate, le changement climatique va provoquer migrations massives, famines, épidémies et, in fine, l’effondrement de notre civilisation avant la fin du siècle. Vous vouliez vraiment provoquer un électrochoc ?
Les scientifiques peinent à communiquer sur le changement climatique de façon compréhensible par tout le monde. Il faudrait expliquer ce qu’il implique pour les gens. Un jour, quelqu’un m’a demandé si j’allais écrire une fiction. Je me suis rendu compte qu’il manquait un récit nous permettant de comprendre pourquoi une hausse de 2 degrés Celsius de la température moyenne du globe est dramatique. Erik Conway et moi avons donc tenté cet exercice d’imagination basé sur des faits scientifiques.
Vous n’êtes pas tendres avec les chercheurs…
Leurs travaux sont excellents. Mais la culture scientifique occidentale est incapable d’appréhender des systèmes complexes car chacun est focalisé sur son petit champ d’étude. Et elle se fonde sur ce postulat : il vaut mieux ne pas croire à quelque chose qui existe que croire à quelque chose qui n’existe pas. Dans le cas du changement climatique, c’est très dangereux. Les scientifiques savent depuis vingt ans qu’il est en cours, or ils ne donnent clairement l’alerte qu’aujourd’hui : le dernier rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] est bien plus énergique que les précédents, tant mieux. Mais fallait-il attendre que les preuves soient criantes ?
Les climatologues devraient-ils s’engager davantage à l’image de l’ex-chef de l’équipe Nasa-Université Columbia James Hansen ?
Hansen a raison d’en faire une question d’éthique. Quand les scientifiques jugent que leur travail a une implication morale, ils doivent le dire.
Albert Einstein ou Niels Bohr, après guerre, ont dénoncé les armes nucléaires. Aujourd’hui, les climatologues sont dans la même situation. Mais ils ne doivent pas pour autant nous dire quoi faire pour résoudre le problème. C’est une distinction importante. Quand certains disent «à cause de cela, nous devons contrôler la population» ou «nous avons besoin de nucléaire», ils sortent de leur champ d’expertise.
Votre narrateur, un historien de 2093, se demande pourquoi nous n’avons pas agi alors que nous savions. Pis, pourquoi faisons-nous l’inverse de ce qu’il faudrait faire. L’humanité est-elle stupide ?
(Rires). Je n’aime pas penser cela. La Rome antique était créative, brillante. Pourtant, sa civilisation s’est effondrée. Que lui est-il arrivé ? Les historiens en débattent encore. Ceux du futur n’auront pas ce souci à notre sujet car nous laissons des montagnes de documents prouvant que nous savons ce qui se passe et comment y remédier. Ils verront qu’en 2014, quand nous aurions dû arrêter d’utiliser les énergies fossiles, nous en brûlions plus que jamais. C’est comme si on se saoulait le plus possible avant la fin de la fête. Nous sommes enfermés dans le carcan du néolibéralisme. Citoyens et chefs de gouvernement se sont persuadés que le libre marché résoudra nos problèmes mieux que l’Etat. Les marchés ont du bon mais ne résolvent pas les coûts sociaux et environnementaux du changement climatique.
Paradoxalement, ce que vous appelez le «fondamentalisme de marché» rendra inéluctable une intervention massive de l’Etat…
Tout ce que les néolibéraux abhorrent ! C’est si ironique : ils empêchent toute prévention, donc le problème empire et la probabilité augmente de devoir recourir aux pouvoirs publics pour faire face aux catastrophes naturelles et aux émeutes de la faim, endiguer les épidémies, relocaliser les réfugiés climatiques. Des régimes autoritaires et centralisés comme celui de la Chine seront mieux équipés pour cela. Alors je leur dis : si vous ne voulez pas que cela arrive, si vous croyez tellement au libre marché et à l’autonomie de l’individu, préoccupez-vous du climat !
Les Etats-Unis se réveillent, non ?
Il y a un changement depuis 2012. L’ouragan Sandy a eu un gros impact sur le débat public. Il a touché New York, où vivent nombre de patrons de médias. Le gouverneur républicain du New Jersey a constaté les dégâts et fait le lien avec le climat. Et beaucoup d’étudiants américains demandent à leur université de cesser d’investir dans les industries fossiles. Pourtant, ces dernières années, chaque fois que le débat public évoluait, le lobby de la combustion du carbone lançait une nouvelle campagne de déni et l’élan s’effondrait. Les forces de la désinformation sont extrêmement puissantes.
Vous citez «la loi niant la hausse du niveau de la mer». C’est une blague ?
Non, cette loi existe. L’Etat de Caroline du Nord l’a adoptée en 2012 pour empêcher les scientifiques de parler d’accélération de la hausse du niveau de la mer à cause du changement climatique. La seule facétie que nous nous sommes autorisée est de la rebaptiser pour ce qu’elle est : notre narrateur appelle un chat un chat.
Comment cette loi a-t-elle pu être adoptée ?
Le bâtiment, les hôteliers ont fait pression pour continuer à construire le long de la côte. Mais on peut penser cela comme faisant partie de ce vaste lobby du carbone incluant les secteurs des énergies fossiles, de l’automobile, des autoroutes… Tout un réseau de gens dont le mode de vie et les profits dépendent des énergies fossiles bon marché. Et qui ont donc intérêt à la désinformation.
Les qualifieriez-vous de criminels ?
N’étant ni avocate ni juge, je ne peux pas me prononcer sur ce point. Mais je peux dire que leurs activités sont criminelles au sens moral. Il y a trente ans, on pouvait affirmer qu’on n’était pas sûrs. Mais maintenant que nous le sommes, le secteur privé a l’obligation morale de changer. Je vois une analogie avec l’industrie du tabac. A un moment, il lui est devenu immoral de continuer à promouvoir le tabagisme, alors qu’elle le savait meurtrier. Aux Etats-Unis, cela a été jugé criminel, au sens légal et moral. Cela arrivera-t-il à l’industrie des énergies fossiles ? Le temps le dira.
Pour l’instant, elle «vend du doute», comme vous dites, et finance des «instituts de réflexion» climatosceptiques…
Oui. Une
nouvelle vague de déni touche les Etats-Unis, qui vante le changement climatique comme étant bon pour nous. Non, ce ne sera bon !
Mais c’est bon pour le business à court terme. La fonte de l’Arctique permet l’exploration d’hydrocarbures et la navigation…
Certains vont en profiter. Comme certains ont profité de l’esclavage et du tabac. Il est extrêmement important de distinguer le profit financier de l’intérêt général, le bien-être des gens. Et puis les pays riches devraient réfléchir à des modèles ne dépendant pas d’une croissance infinie. Jusqu’où devons-nous nous enrichir ?Aux Etats-Unis, la taille moyenne d’une maison a doublé en cinquante ans. Sommes-nous plus heureux ?
Vous dites que les artistes sont parmi les premiers à prendre la mesure de la situation. Vraiment ?
C’est en fait un appel aux armes, pour les encourager. Les artistes savent susciter les émotions. Certains l’ont fait au sujet du réchauffement, comme Dario Robleto, dont les sculptures m’ont émue aux larmes. Ou le photographe James Balog qui témoigne de la fonte des glaciers. Il en faudrait plus.
Que devrions-nous faire pour éviter la catastrophe ?
Si j’étais dirigeante du monde, j’imposerais une
taxe carbone sur tous les biens et services. Cela enverrait au marché un signal clair reflétant la réalité des coûts et inciterait les compagnies à se détourner des énergies fossiles. Ensuite, j’investirais la moitié des fonds générés dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, et l’autre moitié dans l’éducation des femmes. Et ces dernières trouveraient le moyen de résoudre le reste du problème !
(rires)Vous mettez en garde contre la géo-ingénierie…
La technologie doit faire partie de la solution, mais il est illusoire de croire qu’elle résoudra tout. Et à chaque fois qu’elle a posé problème, cela avait été prédit. Injecter des particules dans la stratosphère pour imiter l’effet «rafraîchissant» des éruptions volcaniques ferait disparaître
la mousson indienne. C’est déjà compris, anticipé. Et l’ingénierie du climat ne résoudrait pas l’acidification des océans, un problème majeur.
N’est-il pas déjà trop tard ? Vous écrivez que notre dernière chance était la conférence de Copenhague, en 2009.
Si cela tourne mal, les gens diront qu’elle était notre dernière chance d’organiser notre salut. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons plus redresser la barre.
Optimiste, votre livre conclut que nous serons sauvés par un lichen. Pure fantaisie ?
Nous devions terminer sur une note d’espoir pour que les lecteurs ne baissent pas les bras. Le lichen, c’est surtout un
deus ex machina que nous avons inventé pour cela, mais ce n’est pas totalement impossible.
Pourquoi ne décrivez-vous pas la vie de ceux qui auront survécu à la catastrophe ?
Ce sera peut-être l’objet du prochain livre. J’y réfléchis.
Vous ne dites pas non plus combien il y aura de survivants…
Nous citons des statistiques sur le nombre de victimes. Il est réaliste de penser qu’il pourrait y avoir des centaines de millions de morts. Soit, en fait, une petite part de la population mondiale. Notre livre anticipe que la plupart des humains survivront. Mais à quel prix ?
Recueilli par Coralie Schaubhttp://www.liberation.fr/economie/2014/06/01/nier-le-rechauffement-est-immoral_1031412L’EFFONDREMENT DE LA CIVILISATION OCCIDENTALEd’ERIK M. CONWAY et NAOMI ORESKESEd. Les liens qui libèrent, 2014, 13€.