Soudain, j’ai vraiment connu une petite révélation grâce à cet enfant de 8 ans. Pourquoi est-ce que je cours si souvent comme un étalon qu’on sort de l’écurie ? À quoi bon cette course continuelle ? Aux côtés de mon fils, je veux désormais éviter de rentrer dans l’engrenage, car dès lors que l’on met un pied dans ce satané système, nous sommes happés et, en général, les erreurs, les faux pas se pointent à la vitesse grand V. C’est une chance d’être en vie, un miracle. Combien de fois ai-je grillé un feu rouge pour faire mes emplettes ? L’ascèse, ici, est des plus simples : repérer à chaque fois que ma volonté se raidit, voir quand je me précipite pour ne pas perdre les pédales et avancer tranquillement. D’ailleurs, ce qui me frappe le plus lorsque je côtoie un homme de paix et de sagesse véritable, c’est précisément l’impression qu’il a tout le temps du monde, qu’il agit dans le présent et vit carrément débarrassé de tout pourquoi.
Récemment, après les bains publics, je suis allé faire masser un peu mon corps courbatu. Une charmante dame a pétri mes muscles une heure durant et, alors que j’étais à deux doigts de m’éteindre dans une extase quasi complète, j’ai entendu des sons bizarres. La sympathique coréenne aux doigts de fée jouait à un jeu électronique de la main gauche tandis que, de la droite, elle soulageait ma nuque. Une des règles de base que je m’assigne ici jour après jour, c’est une seule chose à la fois : « Quand tu marches, marche ! Quand tu es assis, sois assis ! »
Principe de base qui reste ardu à appliquer à l’heure de KakaoTalk, Viber, Skype, WhatsApp et Facebook. Le vide, le manque, les carences nous saisissent à la gorge avec d’autant plus de force dès qu’une minute reste inoccupée. La vraie subversion, la véritable révolution, c’est de ralentir. L’amour et l’essentiel ne se conjuguent qu’au présent, ils se déploient tout entier dans l’ici et maintenant. À Séoul, quand nous prenons le métro, j’aime demander à mes enfants de dire un chiffre au hasard, puis nous arrêter pile à la station qui correspond à leur proposition. Qu’il est bon de se perdre, de ne plus tenir compte de l’horloge et de se laisser nourrir par ce qui advient. Paradoxalement, cette disposition intérieure congédie tout ennui, et la vie redevient un sacré miracle.
La masseuse joueuse me rappelle une célèbre phrase de Montaigne qui me fait toujours bien rire : « Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : “ Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?” Ménageons le temps ; encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et de mal employé. » Montaigne, d’ailleurs, était un as de l’équitation. Je forme tous mes vœux pour que nous vivions l’an neuf en nous tenons le plus possible à l’écart du système pressé sans pour autant être à cheval sur le principe.
Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, Petit Traité de l’abandon, est paru au Seuil.