Les plus jeunes d'entre vous ne s'en rendent pas forcément compte, mais au début des années 90 la profusion actuelle des sorties super-héroïques en librairie était une utopie pure et simple. Semic (le Panini de l'époque) tentait de combler le vide avec une initiative louable, de temps en temps : proposer des albums inédits par souscription, comme ce fut le cas pour ce Daredevil : La chute du Caïd. Par Caïd, il faut entendre Wilson Fisk, le Kingpin of crime, qui du haut de sa tour de verre contrôle la pègre de New-York et de l'Amérique du Nord. Tous les trafics sont bons et profitables pour ce poids lourd de l'immoralité, qui a bâti un empire en apparence inattaquable, à l'abri de la justice et des enquêtes potentielles. Mais parfois, il faut bien peu pour que tout s'écroule, surtout s'il existe un vice caché dans les fondations. Fisk a du faire appel à des capitaux extérieurs pour investir dans une chaîne télévisée, et il a ouvert imprudemment la porte à l'Hydra, qui a elle aussi des ambitions de plus en plus marquées. Et puis il a une épine dans le pied du nom de Daredevil, ou Matt Murdock, si vous préférez. Après avoir tenté de ruiner la vie de l'avocat aveugle, de l'avoir traîné dans les bas-fonds de l'existence, et l'avoir laminé physiquement et psychologiquement, le Caïd a la désagréable surprise de voir qu'il en faut plus pour abattre ce bon vieux Matt. Après l'incroyable saga Born Again, Daredevil renaît de ses cendres, plus combatif que jamais. Par petites touches, avec un sens aigu de la mise en scène, l'intelligence maligne de qui connait à merveille les rouages internes de la pègre locale, le héros en collant participe à une opération de décrédibilisation de son ennemi, qui commence à vaciller sur son trône, et à perdre les pédales.
C'est un Daredevil adulte et très noir que nous retrouvons dans ces pages. L'homme a été profondément blessé et il n'hésite pas à tordre quelque peu son concept de justice pour parvenir à ses fins : une vengeance à peine voilée contre un Caïd vieillissant. La manipulation, ça le connaît également, ce bon vieux Matt, y compris lorsqu'il s'agit d'aiguiller la police, de récupérer son rapport sentimental avec Karen Page, lui aussi momentanément jeté aux orties, ou pour faire interner et neutraliser de la sorte Tiphoid Mary, cette cinglée bipolaire au service du Kingpin. La manipulation est servie sous différentes formes, avec également le Shield (et Nick Fury) qui tente d'exploiter le conflit entre Fisk et Murdock, pour ses propres fins. A vouloir pinailler, on pourra juste regretter que cette escalade psychologique, cette partie de poker menteur sous haute tension, ne se termine que trop rapidement, quand on sait les dimensions et la consistance de l'empire du Caïd. Mais mettons cela sur le compte de la sagacité d'un Daredevil motivé et que plus rien n'arrête. Le bouquet final est un mano a mano entre les deux antagonistes, une lutte acharnée à la dernière goutte de sueur, où les rôles se renversent une dernière fois, dans une conclusion haletante. Dan Chichester livre un pendant remarquable au travail de Frank Miller avant lui, et Lee Weeks atteint le sublime dans des planches qui traduisent l'univers urbain, violent, et sale, d'un Daredevil diablement malin, diablement vengeur. Si vous n'avez pas ce petit bijou dans votre collection (en Vf ou en Vo) alors c'est que DD vous laisse insensible, autrement il va vous falloir remédier au plus vite. Ah si Panini pouvait envisager un futur Marvel Icons dédié au run de Chichester, par exemple...
En Vo, Fall of the Kingpin a été présenté dans les #297 à 300 de la série régulière Daredevil, sous le nom de "Last Rites"