Montréal, Triptyque, 2014
L’écrivain Joël Des Rosiers vient d’être sacré lauréat du 30ème prix « for Independent Scholars 2014 » attribué par la MLA (Modern Language Association). Ce prix prestigieux de la MLA récompense M. Des Rosiers pour son essai Métaspora. Essai sur les patries intimes. (Éditions Triptyque, Montréal, 2013).
La MLA représente incontestablement l’une des plus célèbres associations d’érudits, de chercheurs spécialisés et d’écrivains dans le monde. Elle s’enorgueillit à juste titre de compter près de 30.000 membres, répartis dans 100 pays. Cette institution américaine « vieille de plus d’un siècle » ne se limite pas uniquement à la langue anglaise mais à toutes les langues modernes, dont le français. Cependant, c’est la première fois qu’elle accorde une distinction à un ouvrage rédigé en français. La francophonie et les usagers de la langue française ne peuvent que savourer une telle récompense qui rejaillit avec un éclat particulier sur le parcours historique d’Haïti.
Le texte qui suit est la version complète de celle, réduite, qui a été publiée dans mon article intitulé « Mes coups de cœur en 2014 », il y a environ deux semaines. Ce 30ème prix lui sera décerné le 10 janvier 2015 à l’occasion d’une cérémonie officielle organisée à Vancouver où se tiendra le Congrès annuel du MLA. Bonne lecture !
Qu’est-ce que la métaspora ?
Il est possible que Joël Des Rosiers, poète et essayiste francophone, psychiatre et psychanalyste résidant à Montréal, soit plus connu au Québec et à travers le monde que dans son pays d’origine, Haïti, qu’il a quitté, il est vrai, vers l’âge de 10 ans. Ceci explique-t-il cela ? Difficile à dire. Toujours est-il cependant que ses recueils et ses essais ont fait l’objet de récompenses prestigieuses de la part des institutions littéraires québécoises, comme peuvent en témoigner l’attribution de prix de haute qualité comme le Prix de la Société des écrivains canadiens en 1997 pour son essai inoubliable Théories caraïbes, le Grand Prix du livre de Montréal 1999 et le Grand Prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières 2000 pour son recueil de poésie Vétiver dont on a dit qu’il « compte assurément parmi les dix recueils majeurs de la poésie québécoise ». Rappelons aussi qu’en 2011, Joël Des Rosiers a reçu le prix littéraire le plus prestigieux du Québec, le prix Athanase-David pour la qualité exceptionnelle de son œuvre.
L’œuvre littéraire (poésie, essais) de Joël Des Rosiers, écrivain québécois d’origine haïtienne et d’expression française est remarquable dans la francophonie par le travail considérable que le poète accomplit non seulement sur le langage mais aussi sur la langue. En cela, son œuvre se révèle suprêmement linguistique puisque la linguistique, comme on le sait, est l’étude scientifique du langage et des langues. On s’en rend compte par le titre de son dernier essai Métaspora, néologisme construit avec le préfixe dissyllabique méta- hérité du grec méta signifiant, entre autres, ‘à propos de’, ‘sur’…, et de spora, racine grecque qui a servi à former le mot diaspora, entré définitivement dans le vocabulaire actif des locuteurs du créole haïtien. Métaspora renvoie à métalangage, c’est-à-dire un langage qui permet de parler du langage, qui prend la langue comme objet. Un métalangage est un langage qui est utilisé pour décrire et analyser une langue. Par exemple, la phrase suivante : En français, le phonème /p/ comme dans le mot peau [po] est une occlusive, orale, non-voisée, bi-labiale, est un métalangage. Cette description veut dire qu’il y a une «fermeture complète, mais momentanée, de l’appareil articulatoire » dans la réalisation d’une occlusive, que l’air passe uniquement par la bouche (c’est un phonème oral), que les cordes vocales ne vibrent pas (le phonème est non-voisé), et qu’il y a un contact entre les lèvres supérieure et inférieure (c’est un phonème bi-labial). On parle d’une langue avec des mots métalinguistiques. Joël Des Rosiers se sert donc d’un métalangage, comme il l’explique lui-même dans la première page de garde de son essai.
Une métaspora pourrait donc être une explication, une réflexion d’ordre plus élevé sur le concept de diaspora. Joël Des Rosiers écrit : « Si le concept de diaspora, idéaliste et romantique, s’étaye d’un retour des souvenirs, réels ou fantasmatiques, du fait de se ressouvenir d’une origine perdue, celui de métaspora cherche à rendre le devenir présent. Il s’agit d’un ensemble d’actes rendant lisibles et actuels les événements à venir. » (pg. 35).
Le concept de métaspora semble avoir été en gestation dans la réflexion littéraire de Des Rosiers depuis de longues années si l’on se réfère à la toute première occurrence de l’adjectif métasporiques dans son essai fondateur Théories caraïbes publié en 1996 :
« Chaque écrivain, aux prises avec sa propre mythologie, œuvre pour forger des espaces post-nationaux, au sein du mouvement général des peuples.
Espaces que j’appellerai métasporiques : méta-sporiques au lieu de dia-sporiques : à partir des contradictions liées à l’origine, au sexe et à la différence. » (Théories caraïbes, Montréal, Triptyque, 1996, p.162).
Joël Des Rosiers appelle métaspora la constitution d’une « mouvance instable » de peuples nombreux, sujets égarés au cœur d’espaces post-nationaux, « un ensablement qui grippe les centres où ils vivent et envers lesquels ils se réservent, en endossant de multiples allégeances et autant de dissensions. » (p.30).
Le concept de métaspora dépasse celui, réducteur et galvaudé, de diaspora qui a acquis en Haïti des connotations honteusement péjoratives et injurieuses. Pour le locuteur haïtien vivant sur la terre de départ, le rapport à la diaspora est teinté d’hostilité chronique, le terme acquiert lentement des sèmes d’individu du dehors, réduit à l’état de dépatrié, d’êtres mal dégrossis, égoïstes et oublieux de leur terre de naissance.
L’usage du terme métaspora sera-t-il en mesure d’effacer le caractère haineux du mot diaspora dans la conscience collective et individuelle haïtienne ?
Comment la métaspora peut-elle corriger ce regard suprêmement négatif porté sur elle par la diaspora ? Difficile problème que le changement de dénomination—de diaspora à métaspora—ne peut en aucune façon résoudre. En effet, on ne peut changer des mentalités qu’à partir de l’installation de nouvelles mentalités qui prennent naissance dans des réouvertures, de nouvelles créations, de nouveaux contacts entre les deux groupes.
En sous-titrant son ouvrage « Essai sur les patries intimes », Joël Des Rosiers nous force à nous poser de sérieuses interrogations : en quoi la patrie qui relève de l’ordre du collectif, du groupe, peut-elle être intime ? Quel rapport peut-il y avoir entre la collectivité et l’intimité ? Pourtant, c’est à partir de ce point qu’il nous faut nous déplacer si nous voulons comprendre ce que Des Rosiers veut nous transmettre. Comme Borges, Des Rosiers, grand voyageur par excellence, « enrichit son intimité avec les lieux où il vit et où il a vécu dans la mesure où il garde une conscience exquise de sa dignité d’étranger souffrant. Lieux, visages, objets, autant de « patries intimes » qu’il transporte partout avec lui. » (p.35).
Métaspora est divisé en trois grandes parties. La première s’intitule Esthétique et littérature de la métaspora (pgs. 33-165), la deuxième partie s’intitule Dialogues (pgs. 169-232), la troisième partie a pour titre Modes de fabrique et autres applications (pgs. 235-321).
C’est dans la première partie que Des Rosiers propose sa définition de métaspora. Pour Joël Des Rosiers, la métaspora est « la perversion digitale de la nostalgie », dont le poète dit qu’elle est, comme la littérature, la survivance de ce qui ne veut pas mourir. (pg. 34). Mais, les mérites de la nostalgie, selon Joël Des Rosiers, sont remarquables : « elle est réversible et permet de remonter le temps à la recherche d’états originaires indispensables au réenchantement du présent. Elle est douée en ce qu’elle permet d’échapper à un présent médiocre pour renouer avec un passé fastueux. Elle consolide les identités fragilisées par la globalisation numérique en soulageant les angoisses existentielles, sorte de réparation factice des traditions et des rituels d’appartenance culturelle. » (pg.34).
On trouve aussi dans cette première partie deux études remarquables, l’une porte sur Marie Ndiaye et est intitulée « Apocalypses intimes chez Marie Ndiaye. Limes et limites de la métaspora ». Marie Ndiaye a été récompensée du Goncourt en 2009 pour Trois femmes puissantes après avoir obtenu le Femina en 2001 pour Rosie Carpe. L’autre étude porte sur Maryse Condé et est intitulée Le livre du devoir ou les maternités impitoyables de Maryse Condé.
Il y a dans la deuxième partie deux textes que personne qui s’intéresse vraiment aux thématiques du déracinement, de l’errance, de l’exil, de la migration, toutes thématiques chères à certains écrivains du Québec, ne se hasardera à manquer. Ces deux textes sont Brûlerie Saint-Denis (pg. 171-190) et Questions pour Ile en ile pg.191-202). Joël Des Rosiers développe, explique, discute dans ces deux textes la genèse de sa carrière littéraire de poète et son parcours scientifique de médecin psychiatre et de psychanalyste. Vers la fin du texte, Des Rosiers partage avec le lecteur cette confession : « Écrire, c’est une transformation de la vie, ce n’est pas la vie qui doit devenir de la littérature. C’est la littérature qui doit être vécue. Dans le sens où écrire pour moi était une véritable transformation de ma vie. Je suis devenu l’homme que je suis aujourd’hui par le livre. …L’autre transformation de ma vie a été la poésie des faits, la science : la médecine. J’ai fait deux spécialités : la chirurgie générale et la psychiatrie, ce qui veut dire que j’ai une vie consacrée à la médecine…Dans mon travail, cette lutte constante pour la vie est l’une des tangentes de la médecine, le constat de décès en est l’autre. Je dirais comme Céline : « Je suis médecin ; ma seule passion, c’est la médecine. » Je pourrais reprendre ça à mon compte. Ce n’est pas que la médecine soit plus importante que la littérature. On me demande quelquefois : « êtes-vous plus ceci ou plus cela ? » ça ne m’intéresse pas de savoir ça, je ne vis pas comme ça du tout. Je ne pourrais pas l’un ou l’autre, je suis l’un et l’autre. » (pg. 200). Dans la vie littéraire de Joël Des Rosiers, médecine et littérature occupent une place de premier plan, semblent puiser leur énergie à une source unique, s’accompagnent, entrent en résonance, se heurtent ou se confortent.
Dans Métaspora, Joël Des Rosiers révèle une fois de plus l’étendue de son érudition qui traverse de multiples domaines du savoir, depuis les littératures européennes et caribéennes en passant par l’histoire, la philosophie, sans oublier le cinéma, la musique et les arts visuels contemporains. Ce qui est pertinent, c’est qu’il intègre ces différents pans du savoir dans sa création littéraire et sa réflexion générale. Métaspora en est l’exemple le plus achevé. C’est un livre dense, multidimensionnel, dont la lecture exige quelques efforts. Parce que le mot métaspora participe du culte des ancêtres du langage, tout en faisant resplendir les esthétiques de nos jours à venir, les secrets de ce mot inventé de toutes pièces et qui donnent une puissance maximale au langage seront « toujours accessibles à la sincérité des soifs longues. »1
Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2014
1 Aimé Césaire, « Patience des signes », dans Ferrements, Paris, Seuil, 1960, p.39.