Il est évident que certains poèmes sont amenés à devenir des chansons – et nous le verrons par la suite. Mais il est des œuvres – ou des auteurs – dont l’interprétation en musique s’avère surprenante. Faisons ensemble ce petit tour d’horizon.
Arthur Rimbaud, Le dormeur du val (1870)
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Ce poème a été écrit lorsque l’auteur avait encore 16 ans. Il vivait encore à Charleville-Mézières et était donc aux premières loges du conflit franco-prussien qui vit la capitulation et l’emprisonnement à Sedan de l’empereur Napoléon III, bien qu’il soit possible qu’il n’ait jamais assisté à une scène de la sorte. La dichotomie entre la nature paisible et accueillante et la froide réalité décrite dans le dernier vers vient au bout d’une progression lancinante. Par la suite, ce poème a été utilisé à des fins antimilitaristes.
L’œuvre musicale : Sapho, Le dormeur du val (1983)
Quand je parlais d’utilisation à des fins antimilitaristes, c’est que Serge Reggiani a intégré la récitation du poème à sa reprise du Déserteur de Boris Vian. Il paraît également que Jean-Louis Aubert a fait une adaptation du texte, mais je n’ai pas pu vous retrouver la référence vidéo (mais l’adaptation date de 2009). Je vous présente donc la version gothique et exaltée de Sapho, extraite de l’album Barbarie. On peut remarquer, outre une orchestration new-wave de bon ton à l’époque, une dimension théâtrale dans l’interprétation qui surpasse un peu toute notion de mélodie. J’avoue, ça me fout les jetons.
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Joachim du Bellay, Les Regrets, XXXI (1558)
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas! De mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
Ce sonnet est intégré dans l’œuvre la plus connue d’un des compagnons de route de Pierre de Ronsard, où il relate, après son voyage de quatre ans à Rome, l’amour de son pays natal. Il reprend pour cela la figure d’Ulysse, personnage de la mythologie grecque popularisé par l’Odyssée d’Homère.
L’œuvre musicale : Ridan, Ulysse (2007)
Il y eut un précédent avec Heureux qui comme Ulysse de Georges Brassens, dont l’adaptation du texte original est beaucoup plus libre que celle adoptée par Ridan. Issue de L’ange de mon démon, cette chanson marque la rupture de l’artiste avec ses idées les plus riot. Le 3e couplet a été écrit par le chanteur qui perpétue le mythe odysséen.
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Le Cantique des Cantiques (Xe siècle avant Jésus-Christ)
Le livre le plus érotique (voui) de la Bible est l’extrait biblique qui est désormais le plus lu dans les mariages religieux catholiques, notamment le chapitre 2 :
La voix de mon bien-aimé ! C’est lui, il vient… Il bondit sur les montagnes, il court sur les collines, mon bien-aimé, pareil à la gazelle, au faon de la biche. Le voici, c’est lui qui se tient derrière notre mur : il regarde aux fenêtres, guette par le treillage. Il parle, mon bien-aimé, il me dit : […]
Lève-toi, mon amie, ma gracieuse, et viens… Ma colombe, dans les fentes du rocher, dans les retraites escarpées, que je voie ton visage, que j’entende ta voix ! Ta voix est douce, et ton visage, charmant. […]
Mon bien-aimé est à moi, et moi, je suis à lui qui mène paître ses brebis parmi les lis.
Personnellement, je trouve cet extrait du chapitre 2 un peu cucul. Genre comme si, le jour du mariage, on en était encore avec l’amour qui fait bondir les cabris.
L’œuvre musicale : Alain Bashung et Chloé Mons, Cantique des Cantiques (2002)
Suite à leur mariage en 2001, Alain Bashung et Chloé Mons ont demandé à l’écrivain Olivier Cadiot de faire une traduction personnelle du Cantique des Cantiques. Ils ont ainsi déclamé le contenu entier du livre – qui consiste en un dialogue entre deux amants, ou entre le roi Salomon et la religion personnifiée en femme, c’est selon – sur une musique de Rodolphe Burger. C’est méditatif, et si j’avais 27 minutes à y consacrer pendant ma cérémonie de mariage, je pense qu’elle se serait réduite à l’écoute de ce beau dialogue.
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Guillaume Apollinaire, Le pont Mirabeau (1912)
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Ce qui est formidable avec la structure de ce poème, c’est qu’on s’aperçoit que Guillaume Apollinaire avait déjà pensé au fait qu’il en résulterait une chanson. Composé en février 1912, il a été intégré dans la revue Les soirées à Paris, avant de rejoindre le recueil Alcools (1913). D’ailleurs, le texte a été gravé sur une plaque et accolé audit pont Mirabeau (Paris).
L’œuvre musicale : Marc Lavoine, Le pont Mirabeau (2001)
Le poème a connu beaucoup de versions et d’interprètes. La version la plus prolifique est celle de Léo Ferré, qui a connu des interprétations d’Anne Sofie von Otter et Yvette Giraud. La version la plus récente ouvre le huitième album éponyme du chanteur charmeur, qui contient de nouvelles versions de ses chansons et des duos avec diverses artistes féminines.
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Le psaume 136/137 (date inconnue, mais étant donné les faits relatés, pas avant le VIe siècle avant Jésus-Christ)
Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, + nous souvenant de Sion ; *
aux saules des alentours nous avions pendu nos harpes.
C’est là que nos vainqueurs nous demandèrent des chansons, + et nos bourreaux, des airs joyeux : * « Chantez-nous, disaient-ils, quelque chant de Sion. »
Comment chanterions-nous un chant du Seigneur + sur une terre étrangère ? *
Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite m’oublie !
Je veux que ma langue s’attache à mon palais + si je perds ton souvenir, * si je n’élève Jérusalem, au sommet de ma joie.
[Souviens-toi, Seigneur, des fils du pays d’Édom, + et de ce jour à Jérusalem * où ils criaient : « Détruisez-la, détruisez-la de fond en comble ! »
O Babylone misérable, + heureux qui te revaudra les maux que tu nous valus ; *
heureux qui saisira tes enfants, pour les briser contre le roc !]
Ce psaume est le seul qui évoque la déportation à Babylone du peuple juif. On y évoque à la fois le souvenir de Sion, c’est-à-dire Jérusalem, le calvaire des Juifs et la vengeance évoquée envers Babylone. Cette élégie funèbre où la prière est absente a différents usages liturgiques dans les religions juive et chrétienne.
L’œuvre musicale : Boney M, Rivers of Babylon (1978)
À l’origine est un cantique utilisé par la communauté rastafari, utilisant les quatre premiers versets du psaume. S’il a été intégré à la culture populaire par les Melodians en 1969, cette version de 1978 est de loin la plus connue. À ce titre, lorsque je me suis aperçue par hasard de la référence en lisant Prions en Eglise, j’ai éclaté de rire. Depuis, je fais profiter de l’anecdote à tout le monde en apportant la preuve de ce que j’avance, et, du fait, de la totale dichotomie entre l’aspect dansant du morceau et l’évocation de départ. Petite anecdote pour finir : la thématique du psaume 136/137 se retrouve dans le chant des esclaves de Nabucco (Giuseppe Verdi).
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Albert Camus, L’Étranger (1942)
Un jour, Meursault, vivant en Algérie française, apprend dans un télégramme que sa mère est décédée. Il assiste à son enterrement sans jouer la comédie du fils éploré. Après l’enterrement, il part nager et rencontre son ancienne collègue Marie. Ils décident d’aller voir un film et de passer la nuit ensemble. Le lendemain, Raymond, le voisin de Meursault, lui demande un témoignage écrit pour dénigrer sa maitresse, qu’il passera à tabac une semaine plus tard. La police étant intervenue et ayant embarqué Raymond, il cite Meursault comme témoin de moralité et se fait libérer. À sa libération, il invite Meursault et Marie dans un cabanon au bord de la plage. Là, ils rencontrent un groupe d’Arabes dans lequel est inclus le frère de la maîtresse de Raymond, qui blesse celui-ci au visage. Plus tard dans l’après-midi, une autre confrontation a lieu, dans laquelle Meursault tue un des membres de la bande et se fait arrêter.
Ce roman est tiré de la quadrilogie de l’absurde d’Albert Camus, évoquant le Mythe de Sisyphe. Il connut un succès retentissant au point d’être traduit dans plusieurs langues et d’être reconnu comme étant l’un des livres les plus influents du XXe siècle. Outre diverses adaptations au théâtre et au cinéma, le journaliste algérien Kamel Daoud décida en 2013 de s’inspirer du roman pour écrire Meursault, contre-enquête, basé sur le point de vue du frère de l’Arabe tué.
L’œuvre musicale : The Cure, Killing an Arab (1978)
Premier single du groupe, qui fut intégré par la suite à Boys don’t cry (1980), Robert Smith a clamé depuis sa création qu’il voulait synthétiser l’Étranger d’Albert Camus en une chanson. De fait, il refuse qu’elle soit passée en radio ou interprétée sous cette forme depuis la première guerre du Golfe (1990-1991), par peur de contresens et d’incitation à la haine raciale. C’est en effet à ce but qu’elle est diffusée aux Etats-Unis durant cette période et que le Front national britannique l’utilisa à but de propagande dans les années 1980. Au départ, le single était distribué aux média avec un exemplaire de l’Étranger. De guerre lasse, le groupe préfère jouer sur les paroles : Kissing an Arab, Killing an Englishman ou Killing Another, telle est désormais interprété le titre.
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William Shakespeare, Roméo et Juliette (entre 1591 et 1595)
Vous ferais-je l’affront de rappeler le pitch de cette pièce de théâtre dont le contenu est connu de tous ? L’histoire de cet amour impossible entre deux enfants de clans ennemis a été à la fois inspirée par toute une littérature qui peut remonter à l’Antiquité (on pense notamment aux Métamorphoses d’Ovide ou à l’Ephesiaca de Xénophon), mais tant les protagonistes que le motif de la pièce se retrouvent dans la littérature italienne dès la Divine Comédie de Dante Alighieri. La forme la plus aboutie de ce qui aurait servi à écrire la pièce est le Giulietta e Romeo de Mathieu Bandello (1554), lequel aurait été traduit en français, puis en anglais avec The Tragical History of Romeus & Juliet d’Arthur Brooke (1562).
Par la suite, cette pièce de théâtre deviendra l’un des plus grands motifs de création, que ce soit en musique, au théâtre ou au cinéma. Ne citons ne serait-ce que West Side Story (1957), comédie musicale de Leonard Bernstein qui fut adaptée au cinéma en 1961, l’opéra de Gounod, le ballet de Prokofiev, ou, plus honteux, les comédies musicales de Gérard Presgurvic et de Richard Cocciante, ainsi que l’adaptation cinématographique de Baz Luhrmann (avouez qu’il était trop beau, Léo di Caprio, à l’époque).
L’œuvre musicale : Dire Straits, Romeo & Juliet (1980)
Ouais, bon, c’est une version de 2007 que je vous sers, mais c’est ma version préférée de la chanson, respectez, zut ! Je disais donc : tiré de l’album Making Movies (1980), cette interprétation moderne et subtile du motif théâtral popularisé par William Shakespeare aurait été ma marche nuptiale si le Chevalier n’avait pas mis son grain de sel.
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Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray (1890)
Unique roman d’Oscar Wilde, il raconte la vie de Dorian, un jeune homme qui se laisse corrompre par l’idéal de jeunesse et de beauté de Lord Henry, ami d’un peintre reconnu qui a fait le portrait dudit jeune homme. Un jour, Dorian, jaloux de son portrait, en vient à souhaiter qu’il vieillisse à sa place. Il tombe alors amoureux d’une comédienne dont le jeu se détériore avec l’amour qu’elle lui porte. Humilié, Dorian la quitte. En rentrant chez lui, il remarque sur le portrait une expression de cruauté qu’il ne lui connaissait pas. Il s’aperçoit alors que son vœu s’est réalisé et que son portrait va catalyser tant ses rides que les travers de son âme. A mesure qu’il s’enfonce dans la débauche, son visage ne porte aucun signe de vieillissement, mais son portrait s’enlaidit. Sur la fin, ayant développé une haine contre lui-même, il porte un coup de couteau au portrait, ce qui a pour conséquence de le tuer tout en lui rendant son aspect « normal ».
Le roman connut une quinzaine d’adaptations cinématographiques ou télévisuelles, ainsi que plusieurs adaptations théâtrales de Jean Cocteau. En littérature, outre divers romans et bandes dessinées inspirés directement de l’œuvre d’Oscar Wilde, on reconnait le même motif dans Le portrait de Nicolas Gogol, Le portrait ovale d’Edgar Allan Poe, ainsi que dans une nouvelle tirée des Ailes du Diable d’Henri Troyat.
L’œuvre musicale : The Smiths, Cemetery Gates (1986)
La chanson, incluse dans l’album The Queen is Dead, rendent hommage à l’œuvre par ces paroles du refrain :
A dreaded sunny day
So let’s go where we’re wanted
And I meet you at the cemetery gates
Keats and Yeats are on your side
But you lose because Wilde is on mine.
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Michel Houellebecq, La possibilité d’une île (2005)
Quatrième roman de l’auteur, il a pour thématique la critique des relations hommes-femmes dans la société contemporaine sur fond de clonage et de société sectaire. Dit comme ça, et connaissant Michel Houellebecq, ça a l’air peu ragoutant. Je vais quand même essayer d’en faire un résumé : Daniel1 (première incarnation d’un certain Daniel, je vous rappelle, clonage, toussa), comique vivant au début du XXIe siècle et en proie à des déboires sentimentaux, il rêve avant de se suicider de la possibilité d’une île. Cette île, il la trouve avec les Elohimites – versant romancé des Raeliens –, secte scientifique qui expérimente le clonage en attendant d’accueillir les Elohims, extraterrestres qui sont censés avoir créé l’humanité…
Ne vous inquiétez pas si vous n’avez pas compris. Moi-même, l’ayant lu pas longtemps après sa sortie, je n’avais moi-même pas compris (alors qu’à l’époque, lire du Bernard Werber ne me faisait pas peur).
L’œuvre musicale : Iggy Pop, A Machine for Loving (2009)
Comment monsieur l’Iguane est non seulement cultivé, mais aussi francophile, il a décidé de lire La possibilité d’une île et d’en faire un album, Préliminaires, dans lequel sont aussi incluses des reprises des Feuilles mortes et de Insensatez de Tom Jobim. Le résultat est plutôt pas mal, assez classe, avec des paroles aussi obscures que le roman.
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Salman Rushdie, La terre sous ses pieds (1999)
L’auteur indien des Versets Sataniques n’a pas fait que des écrits qui sont censés mériter une fatwa. Il a aussi, comme ici, relaté l’influence du rock’n’roll américain en Inde tout en revisitant de la sorte le mythe grec d’Orphée qui se situe donc dans une Inde parallèle des années 1950 aux années 1990. Je ne connaissais pas cet ouvrage avant de mener mon enquête, mais j’ai soudain très envie de le lire.
L’œuvre musicale : U2, The Ground Beneath her Feets (2000)
Utilisée pour la bande originale du film The Million Dollar Hotel, cette chanson crédite Salman Rushdie comme auteur, étant donné que Bono a décidé de composer cette chanson après avoir lu La terre sous ses pieds et a décidé d’en faire l’adaptation du chant funèbre que chante le héros à sa défunte compagne. Selon le témoignage du Chevalier, The Million Dollar Hotel est tellement chiant qu’on ne s’aperçoit même pas du cameo de Bono dans le film.
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J’aurais pu citer d’autres œuvres (I am the Walrus des Beatles qui reprend Le Chat Noir d’Edgar Allan Poe, Du côté de chez Swann de Dave qui fait une salade de fruits d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Indochine et ses diverses allusions à J.D. Salinger ou au marquis de Sade, voire à Bob Morane…), mais cela aurait été trop long. Bonne lecture, bonne écoute.