Parfois, on se dit qu'il n'est pas inutile pour un romancier
de bien connaître le genre dans lequel il travaille, d'en être non seulement un
pratiquant intuitif de la fiction mais d'en avoir aussi démonté tous les
mécanismes afin de mieux pouvoir les utiliser. Le risque d'encombrer les récits
de commentaires, ou de les stériliser en se contentant d'une technique
sophistiquée sans chair vive, existe néanmoins. Mais, quand l'auteur ajoute un
grand talent à un immense savoir-faire, cela peut donner Le Nom de la rose...
Charles Palliser, qui est né près de Boston aux États-Unis,
a connu un parcours scolaire complexe, fréquentant pas moins de onze
établissements en Suisse, en Nouvelle-Angleterre et dans le sud-ouest de
l'Angleterre. Cette formation semble avoir porté ses fruits, puisqu'il enseigne
maintenant en Écosse la littérature de fiction des dix-neuvième et vingtième
siècle. Il a aussi publié des articles savants sur quelques écrivains, mais
cette apparence austérité avait quand même laissé percer le goût de la fiction
au début des années quatre-vingts, quand il avait donné deux pièces de théâtre,
l'une montée en Écosse, l'autre jouée à la radio.
Monsieur le professeur cachait quand même bien son jeu: en
1989, il a fait paraître son premier ouvrage de fiction, plus de mille pages
d'une construction romanesque exceptionnellement forte, sur des bases qui
évoquent irrésistiblement Dickens, et avec un sens aigu de la mise en place
des éléments. Même dans les pays anglo-saxons, vers lesquels on se tourne
maintenant presque machinalement (et pas toujours à raison) quand on cherche une fiction qui a du souffle,
il est peu fréquent qu'un écrivain commence une carrière de romancier avec un
tel volume.
La réédition au format de poche est en cours. Trois volumes parus, les deux derniers arriveront dans un mois. Cinq volumes dans notre langue:
L'héritage de John Huffam, Les Faubourgs de l'enfer et Le Destin de Mary sont là, La Clé introuvable et Le Secret des Cinq Roses sont annoncés. Ils correspondent aux cinq parties de
l'oeuvre originale dont les titres sont plus sobres: The Huffams, The
Mompessons, The Clothiers, The Palphramonds et The Maliphrants, autant
de noms de familles qui se mettent en place dans un ensemble dont tous les
éléments vont par cinq, ce qui n'est pas une surprise dès lors qu'on a compris
l'articulation du premier volume - puisqu'il comporte, faut-il le dire, lui
aussi cinq parties, définies par des dessins de roses symbolisées, de une à
cinq, chaque ensemble étant légèrement différent du précédent...
Inutile d'essayer de tout expliquer: il faudrait raconter
l'intégralité de l'histoire et, d'une part, celle-ci a besoin de toutes ces
pages pour se mettre en place tandis que, d'autre part, elle ne livre ses énigmes
que petit à petit. L'essentiel tient en effet à un suspens: que saurons-nous du
mystère qui entoure l'héritage de John Huffam? Celui-ci dépend d'un codicille
aussi secret que le plus secret des secrets d'État, et la mère de John - Mary -
a beau dire à son fils qu'il saura un jour, le moment de la révélation lui
semble toujours trop éloigné et il voudrait tout connaître de sa propre
histoire, à commencer par le nom de son père qui, au début du roman, lui est
inconnu.
La question, qui semble simple, rebondira souvent vers des
sous-questions dont le roman se nourrit souterrainement, mine de rien. Car une
des choses qui impressionnent chez Palliser est la manière dont il amène
naturellement les modifications dans la situation de ses personnages. À
commencer par celle de John qui, tout au début du roman, est un enfant
irresponsable surveillé par sa gouvernante dès qu'il met le pied dehors,
empêché de dire le moindre mot aux étrangers, puis qui devient un jeune homme
prenant de plus en plus d'aplomb, jusqu'à dominer sa mère qu'il a, en effet,
bien raison de raisonner quand elle se laisse aller à ses impulsions.
Il y a plusieurs manières de raconter Le Quinconce. C'est un mélo. C'est un roman intellectuel.
C'est du dix-neuvième siècle. C'est du vingtième. C'est d'hier et
d'aujourd'hui, pour tout dire, et dans tous les sens, dans le fond comme dans
la forme, pour reprendre des notions éculées et néanmoins claires - c'est une
autre question, mais il faudrait bien la poser: est-il nécessaire qu'une
question soit dépassée pour pouvoir être comprise?
Bref, Le Quinconce passionne par tous ses aspects, et on
doit au traducteur - Gérard Piloquet - d'apprécier jusque dans les moindres
nuances les différents niveaux de langue des dialogues. Car la campagne
anglaise du dix-neuvième siècle, où commence le roman, n'est pas moins riche en
pittoresque que le Londres où se poursuit le récit, et les écarts de langage
sont parfaitement reproduits en français, ce qui est une sorte de performance.
Il n'empêche que la plus belle performance est à mettre au
crédit de Charles Palliser qui parvient à mener de front plusieurs projets dans
le même roman, et c'est sans doute d'ailleurs pourquoi il devait atteindre ce
format inhabituel. Il arrive à mêler ses différents fils dans un seul tissu et
même si celui-ci ressemble parfois à un patchwork, toutes les coutures tiennent
et se cachent derrière la diversité de l'ensemble.
Il fallait du souffle pour mener à bien une entreprise aussi
complexe et en même temps aussi tenue. Charles Palliser fait la démonstration
de moyens dont on mesure mal, à ce premier essai transformé, les limites. Car
il est permis de penser qu'il pourrait prendre d'autres modèles littéraires que
Charles Dickens - pour autant que notre connaissance de la littérature anglaise
du dix-neuvième siècle ne nous ait pas conduit sur une fausse piste, tant il
est probablement d'autres auteurs moins connus et peut-être plus proches du Quinconce -, et réussir tout autant un roman très différent.
John Huffam ne s'appelle sans doute pas Huffam. Ce doute, du
moins, nous est très rapidement instillé. Sur son nom - qui n'est pas de la
rose mais de cinq roses, pas moins! -, les hypothèses s'échafaudent tels de
fragiles châteaux de cartes dont l'équilibre est compromis par le moindre
souffle, mais on les regarde monter comme des miracles préservés à chaque
instant de la destruction par la volonté de celui qui les bâtit avec une audace
ne reculant devant rien.
Faut-il le dire? Le Quinconce est mieux qu'une heureuse
surprise. C'est une découverte dont la traduction mériterait bien d'être
élevée, parmi les romans les plus ambitieux qui nous arrivent de l'étranger,
dans le cercle des meilleurs. Charles Palliser n'a pas que de l'ambition, il
possède les moyens nécessaires à celle-ci, et il le prouve. Il faut saisir ces
volumes, ces cinq tomes, et les lire
comme un feuilleton. On verra ensuite comment leur autre dimension, plus
intellectuelle, apparaît au lecteur attentif...