CNR: «Ainsi sera fondée une République nouvelle...»

Publié le 01 janvier 2015 par Jean-Emmanuel Ducoin
Avec la mort de Robert Chambeiron, intervenue le 31 décembre 2014, une page de l’histoire du XXe siècle se tourne. Il fut l’un des artisans de la création du Conseil national de la Résistance (CNR), qui, le 15 mars 1944, approuvait, à l'unanimité de ses membres, un programme d'action pour la libération de la France et un projet de mesures politiques et sociales d'envergure. Retour sur cette page d’histoire.

Robert Chambeiron.

"Instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie." Dans la nuit de l'Occupation, des hommes, des femmes continuent de résister. Et pensent. Le mois de mars 1944 ressemble aux précédents, mais, déjà, comme une petite musique de plus en plus forte dans les têtes et les coeurs, l'ombre se fait plus humaine - l'espérance aussi. Un mois plus tôt, certes, les fusillés de l'Affiche rouge sont tombés au Mont-Valérien, comme tant d'autres partout sur le territoire. Tandis que sur le front de l'Est les forces nazies craquent sous la pression de l'armée soviétique et que les rumeurs de débarquement attisent les forces, la lutte armée, malgré les puissances conjuguées de la milice et des SS, se poursuit dans le pays. C'est encore l'hiver pour quelques jours et la vision d'une France future, quand elle sera débarrassée du joug, se précise. Pendant plusieurs mois, des résistants se réunissent au péril de leur vie, échangent des documents en vue de rédiger un programme destiné à définir la politique au lendemain de la Libération. Tous, plus ou moins, ont à l'esprit les événements qui ont jalonné la politique de leurs pays depuis une décennie. Aussi, quand le 15 mars 1944 le Conseil national de la Résistance adopte à l'unanimité un "programme d'action", ces hommes qui font l'Histoire voient loin devant eux. Très loin. Ils ont une idée des lendemains, un véritable "souffle" inspiré par les heures noires. D'ailleurs, comme nous le racontait le regretté Auguste Gillot, qui représentait le PCF au CNR: "Lorsque les 16 membres du CNR ont fait parvenir leur accord, le bureau s'est réuni à Asnières, le 15 mars, et déclaré le programme adopté. Il a ensuite été tiré en zone sud, sous le titre Les jours heureux pour ne pas trop attirer l'attention de la police." (1) La grâce et la foi en l'avenir, superbes, splendides, tiennent en ces quelques mots: "Les jours heureux."
"Le droit du travail et le droit au repos (...). La garantie d'un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d'une vie pleinement humaine." Texte fondateur s'il en est, cette charte est remise au général de Gaulle le 25 août 1944, lorsqu'il se présente à l'Hôtel de Ville de Paris libéré. L'homme du 18 Juin l'a approuvé, mais n'a pas été directement associé à son élaboration. Les discussions, en fait, ont duré quatre mois entre les représentants des mouvements de Résistance, des forces politiques et des syndicats constituant le CNR. L'objectif de ce programme est double: "Un plan d'action immédiate contre l'oppresseur et des mesures destinées à instaurer un ordre social plus juste." Tout est dit. Ce texte pose les fondements d'un nouvel ordre économique et social. Les mois précédents, le Comité général d'études, chargé par le Comité national de la France libre de réfléchir à l'après-libération, avait bien produit quelques textes lui aussi, où il était beaucoup question d'institutions. Mais pas du tout de politique sociale. En regard, le programme du Conseil est révolutionnaire. À l'image de la création du CNR lui-même, ces idées couchées sur le papier sont le résultat d'un long processus de rapprochement qui s'est imposé peu à peu à l'ensemble des résistants, au travers du même combat national. Les membres fondateurs du Conseil national de la Résistance, rassemblés autour de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle (2), réalisent sur le territoire national l'union des forces combattantes, en liaison étroite avec le Conseil national français (CNF) qui, à l'extérieur, faisait déjà figure de gouvernement provisoire. L'ancienne vice-présidente du musée de la Résistance, Germaine Willard, témoignait ainsi dans nos colonnes: "Le rassemblement, dans une même institution, d'hommes et de courants si divers n'allait cependant pas de soi. Dans la débâcle militaire et politique de 1940, les premiers refus et les premiers regroupements ne pouvaient être que difficiles et émiettés, et les organisations qui vont se constituer peu à peu sont notablement différentes. Notamment sur les modalités de combat: pour les uns, un combat militaire classique, essentiellement à l'extérieur du pays, la France libre ; pour certains, la constitution de groupes plus ou moins spécialisés ; pour d'autres, le développement à l'échelle nationale d'organisations structurées, mettant en mouvement l'ensemble du peuple français et menant la lutte sous toutes ses formes, ce qui est le cas du PCF." Néanmoins, pour l'historienne, l'objectif commun était clair: reconquérir l'indépendance nationale. Elle ajoutait: "Déjà, en mai 1941, l'appel à constituer un 'Front national de lutte pour l'indépendance de la France', lancé par le PCF, affirmait, sur cette base, la possibilité et la nécessité de l'union." "Le droit d'accès, dans le cadre de l'entreprise, aux fonctions de direction et d'administration pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l'économie." Quand Jean Moulin rentre en France le 2 janvier 1942, parachuté sur sa terre natale, foulée au pas cadencé par les bottes nazies, cette patrie aux mains des traîtres, dépecée, "l'homme du général" n'a qu'une mission en tête: unifier les multiples mouvements. Robert Chambeiron, secrétaire général adjoint du CNR, raconte que, encore en poste à Chartres, au mois de la déroute (mai 1940), Jean Moulin, préfet d'Eure-et-Loir, avait confié à un ami: "Il nous faudra résister, d'abord se compter, puis s'unir." Évoquant l'exode, le jeune préfet notait également, dans son journal: "J'ai honte d'écrire que les plus belles que les plus belles voitures sont parties les premières." (4) Lui, reste à son poste. Droit. En uniforme. L'envahisseur tente (déjà) de lui extorquer des aveux: qu'il fasse une déclaration accusant les soldats sénégalais de l'armée française d'avoir commis des atrocités sur des enfants et des femmes. Il refuse. Il est torturé (déjà). Il tente de s'ouvrir la gorge. Révoqué le 2 novembre de la même année, Jean Moulin gagne Paris et rejoint aussitôt les combattants sans uniforme de l'armée de l'ombre qui, dès les premiers mois pour les sympathisants et militants du PCF, s'organisent et s'activent. Moulin demande à Pierre Meunier et à Robert Chambeiron de contacter des personnalités connues pour leur engagement dans le combat antifasciste. Lui-même se rend en zone sud. 

Les membres du CNR.

Début 1943, Jean Moulin effectue un nouveau voyage à Londres. Avec des responsabilités étendues à l'ensemble de la France, son travail d'unification tend à la constitution concrète d'un Conseil national de la résistance. Deux obstacles : la réticence de certains responsables qui estiment qu'un organisme centralisé leur enlèvera une partie de leur indépendance ; la représentation très diverse des syndicats et notamment les partis politiques au sein de la Résistance. Face aux défis, la volonté de donner une dimension nationale et le souci de garantir au général en exil une représentativité que lui contestent les Anglo-Américains, qui ont leurs propres projets pour la France, finissent par l'emporter. D'ailleurs, de Gaulle, le 10 février 1943, écrit à Jacques Duclos: "Je sais que la France combattante peut compter sur le Parti communiste français." L'accord entre le général et les communistes déclare, fondamentalement, "l'insurrection nationale inséparable de la libération nationale". L'accord se solde par une autre réunion historique, celle qui se tient le 27 mai 1943 au 48, rue du Four, près de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept hommes sont réunis derrière les volets clos d'un appartement du premier étage. Il y a là: Claude Bourdet, qui représente Combat ; Pascal Copeau, pour Libération ; Eugène Claudius-Petit pour Franc-Tireur ; Pierre Villon pour Front national ; Pierre-Henri Simon pour l'Organisation civile et militaire ; Jacques Lecompte-Boinet pour Ceux de la Résistance ; Coquoin-Lenormand pour Ceux de la Libération ; Charles Laurent pour Libération-Nord ; André Merci pour les communistes ; André Le Troquer pour les socialistes ; Marc Rucart pour les radicaux-socialistes ; Joseph Laniel pour Alliance démocratique ; Georges Bidault pour les Démocrates populaires ; Jacques Debû-Bridel pour la Fédération républicaine ; Louis Saillant pour la CGT ; Gaston Tessier pour la CFTC ; et bien sûr Jean Moulin qui représente le général de Gaulle et préside cette réunion fondatrice. Quelque temps plus tard, cette assemblée prendra son nom définitif : Conseil national de la Résistance. Mais Jean Moulin est déjà mort, supplicié après son arrestation par la Gestapo à Caluire, moins d'un mois après la réunion de la rue du Four. "Un plan complet de la sécurité sociale. (...) Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours." Ce fut l'une des oeuvres du CNR que de réinventer la République dans la clandestinité. Ce fut lui qui servit de "réserve démocratique" quand Vichy avait voulu faire le vide. Lors de la première réunion, le CNR adopte d'ailleurs une motion claire, adressée en priorité aux Alliés. On peut lire notamment: "La France ne peut concevoir la création d'un véritable gouvernement, provisoire certes, mais ayant toutes les formes et toute l'autorité, répudiant une fois pour toutes et dans les faits la dictature de Vichy, ses hommes, ses symboles, ses prolongements." Daniel Cordier, responsable du réseau radio de la zone occupée et secrétaire de Jean Moulin, d'affirmer: "En envisageant le pire, le général de Gaulle avait prévu, dans le cas où les Anglais lui interdiraient toute communication avec l'extérieur, que le Conseil de la Résistance deviendrait le seul pouvoir légitime habilité à défendre les droits de la France et de l'État face aux empiétements des Alliés." Et Robert Chambeiron de rappeler les buts: "Faire la guerre, rendre la parole au peuple français, rétablir les libertés républicaines dans un État d'où la justice sociale ne sera pas exclue." Ainsi, jusqu'à la Libération, les fidèles se succèdent, dans le sacrifice et le dénuement, pour reconstituer la nation, et, un siècle et demi après la Révolution, pour préserver le nom de France. Soixante ans après, comme nous le déclare l'historien Serge Wolikoff, "le simple salut rhétorique ne suffit pas". Car lire et relire le programme du CNR, en pensant à la grandeur et l'excellence de ces hommes, impose une évidence: le souffle politique et social - comme l'esprit même de la Résistance - sont plus que jamais d'actualité. Une certaine idée de la France. Que beaucoup ont oublié.
 "Ainsi sera fondée une République nouvelle." (1) Dans l'Humanité du 15 mars 1994. Auguste Gillot nous a quittés en août 1998.(2) De Gaulle est alors le président du Comité national français (CNR) de Londres.(3) Dans l'Humanité Dimanche, juin 1993. Germaine Willard est décédée en 2003.(4) In " Vie et mort de Jean Moulin", Pierre Péan (Fayard, 1998).