Robert Chambeiron.
"Instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie." Dans la nuit de l'Occupation, des hommes, des femmes continuent de résister. Et pensent. Le mois de mars 1944 ressemble aux précédents, mais, déjà, comme une petite musique de plus en plus forte dans les têtes et les coeurs, l'ombre se fait plus humaine - l'espérance aussi. Un mois plus tôt, certes, les fusillés de l'Affiche rouge sont tombés au Mont-Valérien, comme tant d'autres partout sur le territoire. Tandis que sur le front de l'Est les forces nazies craquent sous la pression de l'armée soviétique et que les rumeurs de débarquement attisent les forces, la lutte armée, malgré les puissances conjuguées de la milice et des SS, se poursuit dans le pays. C'est encore l'hiver pour quelques jours et la vision d'une France future, quand elle sera débarrassée du joug, se précise. Pendant plusieurs mois, des résistants se réunissent au péril de leur vie, échangent des documents en vue de rédiger un programme destiné à définir la politique au lendemain de la Libération. Tous, plus ou moins, ont à l'esprit les événements qui ont jalonné la politique de leurs pays depuis une décennie. Aussi, quand le 15 mars 1944 le Conseil national de la Résistance adopte à l'unanimité un "programme d'action", ces hommes qui font l'Histoire voient loin devant eux. Très loin. Ils ont une idée des lendemains, un véritable "souffle" inspiré par les heures noires. D'ailleurs, comme nous le racontait le regretté Auguste Gillot, qui représentait le PCF au CNR: "Lorsque les 16 membres du CNR ont fait parvenir leur accord, le bureau s'est réuni à Asnières, le 15 mars, et déclaré le programme adopté. Il a ensuite été tiré en zone sud, sous le titre Les jours heureux pour ne pas trop attirer l'attention de la police." (1) La grâce et la foi en l'avenir, superbes, splendides, tiennent en ces quelques mots: "Les jours heureux.""Le droit du travail et le droit au repos (...). La garantie d'un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d'une vie pleinement humaine."
Les membres du CNR.
Début 1943, Jean Moulin effectue un nouveau voyage à Londres. Avec des responsabilités étendues à l'ensemble de la France, son travail d'unification tend à la constitution concrète d'un Conseil national de la résistance. Deux obstacles : la réticence de certains responsables qui estiment qu'un organisme centralisé leur enlèvera une partie de leur indépendance ; la représentation très diverse des syndicats et notamment les partis politiques au sein de la Résistance. Face aux défis, la volonté de donner une dimension nationale et le souci de garantir au général en exil une représentativité que lui contestent les Anglo-Américains, qui ont leurs propres projets pour la France, finissent par l'emporter. D'ailleurs, de Gaulle, le 10 février 1943, écrit à Jacques Duclos: "Je sais que la France combattante peut compter sur le Parti communiste français." L'accord entre le général et les communistes déclare, fondamentalement, "l'insurrection nationale inséparable de la libération nationale". L'accord se solde par une autre réunion historique, celle qui se tient le 27 mai 1943 au 48, rue du Four, près de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept hommes sont réunis derrière les volets clos d'un appartement du premier étage. Il y a là: Claude Bourdet, qui représente Combat ; Pascal Copeau, pour Libération ; Eugène Claudius-Petit pour Franc-Tireur ; Pierre Villon pour Front national ; Pierre-Henri Simon pour l'Organisation civile et militaire ; Jacques Lecompte-Boinet pour Ceux de la Résistance ; Coquoin-Lenormand pour Ceux de la Libération ; Charles Laurent pour Libération-Nord ; André Merci pour les communistes ; André Le Troquer pour les socialistes ; Marc Rucart pour les radicaux-socialistes ; Joseph Laniel pour Alliance démocratique ; Georges Bidault pour les Démocrates populaires ; Jacques Debû-Bridel pour la Fédération républicaine ; Louis Saillant pour la CGT ; Gaston Tessier pour la CFTC ; et bien sûr Jean Moulin qui représente le général de Gaulle et préside cette réunion fondatrice. Quelque temps plus tard, cette assemblée prendra son nom définitif : Conseil national de la Résistance. Mais Jean Moulin est déjà mort, supplicié après son arrestation par la Gestapo à Caluire, moins d'un mois après la réunion de la rue du Four. "Un plan complet de la sécurité sociale. (...) Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours." Ce fut l'une des oeuvres du CNR que de réinventer la République dans la clandestinité. Ce fut lui qui servit de "réserve démocratique" quand Vichy avait voulu faire le vide. Lors de la première réunion, le CNR adopte d'ailleurs une motion claire, adressée en priorité aux Alliés. On peut lire notamment: "La France ne peut concevoir la création d'un véritable gouvernement, provisoire certes, mais ayant toutes les formes et toute l'autorité, répudiant une fois pour toutes et dans les faits la dictature de Vichy, ses hommes, ses symboles, ses prolongements." Daniel Cordier, responsable du réseau radio de la zone occupée et secrétaire de Jean Moulin, d'affirmer: "En envisageant le pire, le général de Gaulle avait prévu, dans le cas où les Anglais lui interdiraient toute communication avec l'extérieur, que le Conseil de la Résistance deviendrait le seul pouvoir légitime habilité à défendre les droits de la France et de l'État face aux empiétements des Alliés." Et Robert Chambeiron de rappeler les buts: "Faire la guerre, rendre la parole au peuple français, rétablir les libertés républicaines dans un État d'où la justice sociale ne sera pas exclue." Ainsi, jusqu'à la Libération, les fidèles se succèdent, dans le sacrifice et le dénuement, pour reconstituer la nation, et, un siècle et demi après la Révolution, pour préserver le nom de France. Soixante ans après, comme nous le déclare l'historien Serge Wolikoff, "le simple salut rhétorique ne suffit pas". Car lire et relire le programme du CNR, en pensant à la grandeur et l'excellence de ces hommes, impose une évidence: le souffle politique et social - comme l'esprit même de la Résistance - sont plus que jamais d'actualité. Une certaine idée de la France. Que beaucoup ont oublié."Ainsi sera fondée une République nouvelle." (1) Dans l'Humanité du 15 mars 1994. Auguste Gillot nous a quittés en août 1998.(2) De Gaulle est alors le président du Comité national français (CNR) de Londres.(3) Dans l'Humanité Dimanche, juin 1993. Germaine Willard est décédée en 2003.(4) In " Vie et mort de Jean Moulin", Pierre Péan (Fayard, 1998).