Anne Kessler, doublement fidèle à Marivaux

Publié le 01 janvier 2015 par Morduedetheatre @_MDT_

Critique de La Double Inconstance, de Marivaux, vue le 22 décembre 2014 à la Comédie-Française
Avec Catherine Salviat, Éric Génovèse, Florence Viala, Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, et Adeline d’Hermy, dans une mise en scène de Anne Kessler 

C’était la nouvelle idée au Français peu avant le départ de Muriel Mayette : pour des raisons budgétaires, certaines des mises en scènes de la Maison étaient confiées à des comédiens. Certes, cela entraîné quelques ratages plus ou moins importants (L’Île des esclaves de Jungers, le Dandin par Hervé Pierre…) car n’est pas metteur en scène qui veut. Mais on se souvient également de la très belle Lucrèce Borgia de Podalydès, ou du superbe Hernani de Nicolas Lormeau. Anne Kessler, qui est par ailleurs une comédienne que j’admire beaucoup, a déjà signé des mises en scènes reconnues, comme les excellentes Fleurs pour Algernon montées il y a peu de temps. Là encore, elle réaffirme ce double talent, qui lui permet de passer aisément de chaque côté de la scène, puisqu’elle signe avec cette Double Inconstance une mise en scène élégante et délicate, qui fait résonner Marivaux comme rarement, salle Richelieu.

Silvia (Adeline d’Hermy) et Arlequin (Stéphane Varupenne) s’aiment d’un amour profond et sincère, ils n’en doutent pas. Mais le Prince (Loïc Corbery), qui a aperçu Silvia plusieurs fois, l’aime également, et, abusant de son pouvoir, la fait enlever et la retient dans ses appartements. Celle-ci y refuse tout ce qu’on lui apporte, ne parlant que de revoir son cher et tendre. Le Prince désespère de se faire aimer un jour mais, aidé de Flaminia (Florence Viala), il va monter un stratagème pour faire oublier Arlequin à la belle, et s’en faire aimer à sa place ; tout cela alors même que les deux amants ont obtenu le droit de se voir, et vivent ensemble sous le toit du Prince. Par ce mélange adroit de sentiments amoureux et de politique, et cette langue toujours sublime, La Double Inconstance est probablement l’une des plus grandes pièces de Marivaux.

Anne Kessler a choisi de monter la pièce comme s’il s’agissait d’une répétition ; ainsi au fil des scènes, on avance dans le temps (octobre et les premières répétitions, novembre et les répétitions générales…). Si elle explique qu’elle voit dans la pièce, outre la dimension fictive, celle d’un véritable message quant au rapport du comédien au théâtre, je n’ai pas réussi à en percevoir l’intérêt ici. Je reconnais tout à fait que le texte, comme elle le dit elle-même, peut être entendu à un double niveau, et qu’à travers la sincérité des sentiments des personnages, on peut percevoir celle du jeu des comédiens. Cependant, l’idée a été, selon moi, mal utilisée. Non pas que j’aie une meilleure proposition à faire, mais je n’y ai pas vu d’intérêt. Les comédiens arrivent déjà en costume, bien qu’ils en adoptent de plus classiques encore par la suite, et je n’ai pas vraiment compris ce qu’un iPod porté par l’un ou une canette de Coca par l’autre apportent à l’histoire. Mais passé ce détail finalement peu dérangeant – puisque les acteurs sont mis en scène dans le décor-foyer de la Comédie-Française, on n’y perd finalement que le décor ! – Anne Kessler a su mettre en forme tout le raffinement de l’oeuvre. Une tonalité toute en légèreté, si bien qu’on entend à merveille le texte sublime de Marivaux : un vrai délice. Tout en sobriété, de manière à ce que le texte s’exprime de lui-même, elle glisse ça et là des détails harmonieux : ainsi ces bulles de savons aux reflets multicolores ajoutent au charme de la pièce, et cette danse des amants, légère et raffinée, emmène notre esprit plus loin encore. Cependant cette légèreté brime peut-être la partie plus politique de la pièce, que l’on entend moins ici ; et les quelques scènes où l’amour n’a qu’un petit rôle, et où l’argument social prend toute son ampleur, résonnent un peu trop faiblement à mon goût.

Mais ceci est également dû à la distribution : en demandant à Catherine Salviat d’incarner Un Seigneur, qui le premier met réellement en avant l’argument politique de la pièce, Anne Kessler le met volontairement en retrait. En effet, Catherine Salviat aborde le propos avec la légèreté qu’on lui connaît, ajoutant même une touche facilement comique à son personnage. Mais le reste de la distribution est marivaudien à souhait : à commencer par les jeunes amants, incarnés par Stéphane Varupenne et Adeline d’Hermy. Il est un peu pataud et très franc, elle est naïve et adorable, et tous deux semblent aveugles à ce qui se passe autour d’eux. Leurs dires souvent contradictoires et cyniques sont accompagnés de tant d’ingénuité et de légèreté qu’on est pris au pièce entre leur physique angélique et la cruauté de leurs propos. En effet malgré cette apparente futilité, la cruauté des sentiments se fait bien entendre, d’autant plus forte qu’elle est dite avec une douceur honnête.

Ces deux acteurs ils ne sont pas les seules perles de la distribution ; je pense bien sûr à l’excellent Éric Génovèse, que j’attends dans un premier rôle depuis bien longtemps. Je me demande comment Silvia résiste à son Trivelin, profondément humain et qui semble en avoir vu d’autres, presque blasé parfois, à ses conseils, à ses arguments, et à sa voix envoûtante. Je pense également à une Florence Viala blessée et profondément triste, comme jamais remise d’une liaison ou tout du moins d’un amour pour Le Prince. Elle est une Flaminia solitaire et touchante, très humaine elle aussi et ne semblant chercher dans Arlequin que l’oubli d’un amour amer. Seul Loïc Corbery, acteur qui manque profondément d’émotion, crée une faille dans la distribution. Lorsqu’il parle d’amour, on est bien loin de Marivaux : il braille, il déclame, il manque de naturel. Dommage.

Ainsi, fidèle à la fois dans sa mise en scène délicate et dans sa direction d’acteur élégante, Anne Kessler nous offre un très joli Marivaux, à voir Salle Richelieu.♥ ♥ ♥ 

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