Un grand panneau planté devant la porte signale
Deux jours plus tard, en début d'après-midi arrivent à la maison Joneen et son compagnon, pour procéder à l'enregistrement de l'entretien. Ils expliquent aux Marseillais ce qui les intéresse : parler de la Cité phocéenne, dire pourquoi le choix du Grand Nord... " en anglais uniquement s'il vous plaît " précise Joneen. L'enregistrement fini, ils prennent un café. Dire " Minaret ", " insolite ", " transport sur barge " ou " à but non lucratif " en anglais n'est pas une sinécure. Les Marseillais s'en sortirent grâce à la salutaire intervention de la journaliste qui est bilingue.
Le week-end et les jours suivants Véro et Omar passent beaucoup de temps au Folk on the Rocks, le plus grand festival de musique du Nord canadien. De nombreux chanteurs Inuits s'y produisent comme Kulavak et la belle Elisapie Isaac. Elisapie tinte comme une cloche de Noël, elle chante, légère comme une chrysalide sur le point d'éclore " In my life there is a dark hole/ In that hole there is a future butterfly/ I become a shelter of fear and desire... " Kulavak est un duo de femmes qui interprète d'étranges et saisissants chants de gorge. Plusieurs centaines de personnes applaudissent frénétiquement. Certains spectateurs sont sagement allongés directement sur le sable fin de la plage, le bras soutenant la tête. D'autres, derrière ceux-ci, sirotent un verre, assis sur des bancs colorés. D'autres encore, à un mètre de la grande scène, dansent et chantent au rythme des musiques que la plupart des spectateurs connaissent par cœur. Ils affichent tous un air radieux. Les gens du Grand Nord dit-on, ont le cœur sur la main, prêts à l'offrir chaque été. Durant la période estivale, la luminosité et la longueur des jours dissipent le spleen et l'obscurité que répandent les longs mois blancs.
Le mercredi vers 17 heures, Omar et Véro se rendent à l'église désaffectée Glad Tidings, derrière l'Association francophone. C'est là que se déroule l'atelier d'écriture conduit par Jean-Pierre.
N'écrivez pas, écoutez bien : '' Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:/ Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;/ La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,/ S'étalait à sa proue, au soleil excessif...'' Puis il lit la consigne, d'autres suivent...
De Yellowknife à Fort-Providence, la route est longue de trois cent trente kilomètres. Nommée Yellowknife Highway, elle n'est pas asphaltée, mais praticable et très bien entretenue. Par contre lorsqu'un véhicule croise ou double le Westfalia, celui-ci est entièrement recouvert de poussière. Il faut être vigilant et vérifier que les vitres du Kombi sont bien remontées. Les aires de repos sont quasi inexistantes tout comme la circulation. À mi-distance se trouve un petit village autochtone appelé Rae-Edzo ou Bechchok ǫ̀ , en fait se sont deux villages regroupés. Véro et Omar s'y arrêtent. Sur le bord de la route, deux grands panneaux préviennent, en anglais et en français pour le premier : Il semble à Omar que moins de cinq cents personnes y vivent. Mais on ne les voit pas. Un vieux couple entre dans l'unique église. Son clocher surmonté d'une croix ressemble à un grand tipi. À l'intérieur le vieil homme et sa compagne sont agenouillés au premier rang. À l'entrée, bien en vue, de nombreux missels paroissiens, écrits en langue locale, le flanc-de-chien, sont posés en vrac sur un banc. Sous de grands vitraux figurant le Christ, des anges et Marie, une imposante affiche invoque des prières en langue locale : corporate limits. " " Vous entrez maintenant dans le pays du bison des bois. " En anglais seulement pour le second, orienté vers l'agglomération : " Alcohol prohibited withing Bechchok " T'aahodi Adi Nehwho Yedàiyeh Età, T'aahodi Adi Nehwho Età, Wezha Jesus Christ... "
Le temps est couvert ce matin. La végétation est dense, mais ce qui frappe c'est la hauteur des arbres, assez peu imposante. La responsabilité incombe à la sévérité du climat, au pergélisol. Une très grande partie du Nord canadien est ainsi constituée d'une couche de glace quasi permanente de soixante-dix centimètres environ. Elle serait à l'origine de la physionomie de toutes les plantes, qui s'animent toutefois et s'épanouissent durant la période du dégel, en été. Le permafrost - terme anglais qui désigne le pergélisol - influe donc beaucoup sur la qualité de la végétation. Omar et Véro croisèrent peu de véhicules, par contre ils aperçurent d'innombrables corbeaux, mais aussi des bisons, des renards, des chèvres et des marmottes.
Des armées de moustiques leur rendent la vie exécrable dès lors qu'ils mettent à découvert un bras ou un doigt de pied, sans compter d'autres insectes piqueurs, les grasses mouches bleues... Ils arrivent à Fort-Providence, mais ne s'y attardent pas. À l'entrée du village autochtone, comme à Bechchokǫ̀, un panneau avertit le touriste : " Alcool interdit. "
En moins de dix minutes, le bac atteint l'autre rive du Mackenzie avec ses quinze voitures et leurs passagers. Sur l'une et l'autre, les nombreux ouvriers, grues et semi-remorques des chantiers Ruskin s'activent pour achever à temps le pont en construction, le " Deh Cho Bridge ", long d'un kilomètre cent. Véro et Omar prennent le temps de déjeuner. Puis de marcher, de longer la rive alors qu'une sensation de plénitude les étreints. Le fleuve, le plus grand du pays, prend sa source dans le Grand lac des Esclaves à trois centaines d'encablures du pont en construction. Le prochain village, Fort Liard, se trouve à cinq cent vingt kilomètres. Tout comme lui, la Liard Highway porte le même nom que la rivière qu'elle côtoie sur une grande partie de son étendue. Elle n'est pas bitumée. Elle est recouverte de gravier compacté et les nuages de poussière ocre soulevés par le passage des véhicules font disparaître un instant tout repère. Faire de la vitesse serait un pari inutile et risqué. En certains endroits la route est glissante à cause des averses ou des cailloux. Les travaux y sont nombreux et des ouvriers portant des gilets à bandes rouges et jaunes fluorescents affectés aux tronçons concernés, tiennent des panneaux de signalisation verts ou rouges signifiant l'autorisation de circuler ou l'obligation de stopper selon que les engins, chargeur Carterpillar, tombereau, pelle mécanique... empiètent ou non sur la voie qui ne leur est pas attribuée. Sur un grand panneau circulaire blanc, il est indiqué " Maximum 20 ", sans indication de l'unité de mesure. Plus loin, une plaque énigmatique signale Jean-Marie River, un village autochtone Déné d'une cinquantaine de maisons individuelles avec jardin, posées ça et là sans ordre apparent sur un immense terrain. Il n'y a nulle trace de bitume. Un groupe d'enfants poursuivi par des chiots excités se dispute un ballon. Omar s'arrête à sa hauteur et demande à l'un des gamins s'il y a une station d'essence. Ses joues, fortement marquées par l'effort, sont rouges et sa peau est desséchée, rugueuse, effet probablement des conditions climatiques rigoureuses de l'hiver. L'enfant grimace ou sourit, puis montre une maison. Omar craint que le garçon ne l'ait pas compris. Il descend de voiture, va vers la trappe à carburant de son Volkswagen. Il donne quelques coups avec ses doigts sur le métal et répète " diésel, diésel ", puis fait voltiger sa main, balayant l'air. Il dit, peu convaincu, " here diésel ? " L'enfant secoue la tête et d'un bond rejoint ses camarades. Omar se dirige vers la l'habitation indiquée par le jeune footballeur. C'est un long pavillon entièrement bleu avec deux entrées. Au-dessus de la première porte il est écrit
Couchés près de leur niche, à peine lèvent-ils un œil sur la voiture et leur patronne qui crie quelques mots à l'un des garçons. Ce n'était ni de l'anglais ni du français. Aucun joueur ne se détourne. Elle ouvre grand la porte grillagée pour laisser entrer le Westfalia. La petite femme fait signe à Omar pour qu'il gare le véhicule devant les immenses cuves cylindriques blanches protégées par une bâche. Elle ajuste son fichu, demande " diésel or regular ? " " Diésel " répond Omar. Il ajoute " Diésel thank you ". Avec une autre clé, elle ouvre une grande trappe, se saisit du tuyau qu'elle dirige vers la voiture. Lorsqu'elle finit, Véro lui dit qu'elle souhaite prendre une photo d'elle. La petite femme se redresse en laissant tomber les bras le long du corps tout en rondeurs. Elle relève la tête et plisse les yeux. Et de nouveau, ajuste le châle. Son timide sourire sera définitif.
Véro et Omar reprennent la route, contents d'avoir fait le plein. Ils roulent pendant une heure avant un nouvel arrêt à Blackstone Territorial Park qui fait face aux montagnes des Rocheuses et au Parc national Nahanni Butte, inscrit au patrimoine mondial.
La photographe s'en donne à cœur joie. La journée décline lentement bien que la lumière demeure intense. La forêt partout imprime sa forte présence. Elle forme un gigantesque plateau vert. De temps à autre elle dégorge un abri, une maison avec son garage, son jardin ouvert, ou un ours, un bison, pour impressionner le touriste, le routier. Ils sont à près de mille kilomètres à l'ouest de Yellowknife. Ils parcoururent des centaines de kilomètres de mauvaise route depuis Fort-Providence. Route non goudronnée et sur laquelle on ne peut rouler à plus de soixante à l'heure et parfois même quarante, car les dos d'âne et les nids de poule, les 'bump', ainsi que les travaux y sont nombreux.
Il leur faut une sacrée dose de patiente pour arriver vers 20 h à Fort Liard. Le village, autre village indien, porte le même nom que la rivière qui longe son flan. Il est tout en longueur. Là aussi les habitations sont toutes des maisons individuelles en bois. Chaque résident possède son propre espace avec beaucoup de carrés gazonnés. Dans le jardin de certaines de ces maisons, d'étranges petits rectangles ornés de croix sont aménagés, et sur lesquels des objets sont posés. Les Marseillais jureraient que ce sont là des sépultures. Un jeune pêcheur arrive vers eux. Il met bien en avant sa belle prise de plus de cinquante centimètres, peut-être un grand brochet, mais ils n'en sont pas sûrs, tandis que Véro le prend en photo. Le jeune homme leur donna le nom de la capture, mais ils ne le retinrent pas. Épuisés ils passent la nuit dans les sous-bois, à quelques dizaines de mètres du General Store and Motel qu'ils évitent à cause du prix prohibitif pratiqué, près de deux cents dollars la chambre. S'ils désirent dormir dans un motel, dans un hôtel ou dans un camping c'est avant tout pour l'utilisation des douches. Ici ils les auraient chèrement payées. Dans la supérette qui jouxte le motel, ils ne trouvent rien d'intéressant à acheter. La nuit est courte au pays du soleil sans elle, et Omar a ronflé. " C'est vrai ? " fait-il lorsque Véro le lui fait remarquer. Ils déjeunent dans le Westfalia avant de se rendre au Centre indien Acho Dene Native Crafts,
où ils achètent deux paniers d'écorce de bouleau joliment décorés, entièrement faits à la main. Véro prend aussi un pendentif qui ressemble étrangement à une amulette " that's not " lui dit la vendeuse en riant. Ailleurs, à part le General Store and Motel, le village est comme anesthésié. Comme hier il est désert et rien n'indique que c'est un jour de fin de semaine. Ils quittent les lieux vers onze heures. Trente-cinq kilomètres plus tard, ils franchissent la frontière interne et se retrouvent en Colombie-Britannique où spontanément apparaît une route goudronnée qui porte le même nom que celle qui les éreinta la veille, la Liard Highway. Avec elle le plaisir de conduire est ressuscité. La route figure un long tunnel cerné de chaque côté par des milliers d'hectares de forêt de résineux et autres feuillus : sapins baumiers, bouleaux, pins gris, mélèze...