Celles qui donnent à manger à un oiseau peuvent, au choix, se comporter en mère, en compagne de jeu ou en maîtresse-femme.
Commençons par le rôle le plus gratifiant, celui de la nourrice.
Jeune fille nourrissant des oiseaux
Jean Raoux, 1717, Collection privée
Des procédés théâtraux
Comme souvent chez Raoult, la simplicité apparente est soutenue par des procédés théâtraux élaborés.
La scène est cadrée par le rideau vert et la margelle de pierre, les deux éléments minimaux que Diderot relèvera dans ses conseils aux comédiens :
« Soit donc que vous composiez, soit donc que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas » Denis Diderot, Discours de la poésie dramatique (in Œuvres esthétiques , Paris, Ed. Paul Vernière, 1966,p.231)
L’éclairage venant du haut à droite contrairement à la convention courante, met en valeur le visage et les mains, laissant en suspens dans la pénombre un décolleté époustouflant.
Enfin, des formes circulaires construisent la douceur de la scène.
Des oisillons voraces
La cage pour la main gauche, la baguette pour la main droite, protègent la belle dame du contact charnel et tiennent en respect la gent aviaire, aigüe, exigeante, batailleuse, impulsive : toutes les caractéristiques d’une virilité agressive.
Femme nourrissant des oisillons.
Gravure de F.A. Moilte d’après J.B. Greuze
Cette gravure reprend, mais en contrepied, la composition de Raoult. Coincé dans le corsage, l’oisillon a pour double fonction d’attirer l’oeil sur le décolleté et, par ce contact charnel, de suggérer un nourrisson-miniature.
De même, la famille nombreuse, dans le nid, tire le thème du jeu de la féminité vers celui de la maternité.
Alexandrine Lenormand d’Etiolles
jouant avec un chardonneret
Boucher, 1749, Collection privée
C’est le même registre mignard qu’exploite Boucher dans ce portrait de la fille de Mme de Pompadour, ici âgée de cinq ans, jouant à la petite mère.
La becquée
Millet, 1870, Musée des Beaux Arts, Lille
En sens inverse, la maternité magnifiée dans ce tableau de Millet a pour modèle caché l’instinct aviaire :
« Je voudrais que dans la « Femme faisant déjeuner ses enfants », on imagine une nichée d’oiseaux à qui leur mère donne la becquée. L’homme travaille pour nourrir ces êtres là. » Millet, Lettre à un ami.
Le thème de la becquée présente une intéressante variante, dans laquelle l’oiseau et la femme se bécotent dans une intimité troublante.
Fille nourrissant son perroquet
François Ange, milieu XIXème, Collection privée
Le cornet rose posé sur la cuisse explique ce que la jeune femme propose entre ses lèvres à son favori : un bonbon, pour changer du maïs ordinaire. L’église à l’arrière-plan bénit ce baiser contre-nature.
La Becquée
Elizabeth Jane Gardner Bouguereau, fin XIXème, Collection privée
Comme d’habitude, l’épouse de Bougereau s’ingénie à pasteuriser les sujets scabreux : la petite fille s’intéresse à la cerise, la grand fille au bec, annonciateur d’autres bécôts.
Femme avec oiseau et grappe
Icart vers 1930
Icart n’a plus la même hypocrisie : femme et colombe partagent la même ivresse.
Femme au perroquet
Carte postale, vers 1930
C’est par un sucre que cette maîtresse-femme contrôle son cacatoès huppé.
En l’absence du contact buccal – qui impliquait une forme d’intimité – le thème de la gâterie aviaire évolue vers le pur rapport de séduction ou de domination.
Femme nourrissant un perroquet,
homme nourrissant un singe
Caspar Netscher, 1664, Columbus Museum of Art
Ce tableau à usage privé a une intention moralisatrice.
Avec son décolleté et son plumet provocants, la femme est clairement de mauvaise vie. En donnant une huitre, aliment aphrodisiaque, à son perroquet, oiseau particulièrement luxurieux (voir Le symbolisme du perroquet),
elle surenchérit en quelque sorte dans l’excès.
De même, en donnant une noix, fruit associé aux testicules mais aussi à la nullité, à son singe, animal bien connu dans les milieux chrétiens pour ses perversions sexuelles,
l’homme alimente le vice par le vide.
Chloe
Poynter, 1893, Collection privée
Le sous-titre du tableau renseigne le spectateur latiniste :
Chloe… dulces docta modos et citharae sciens
HORACE
Chloé me gouverne à présent,
Chloé, savante au luth, habile en l’art du chant ;
Le doux son de sa voix de volupté m’enivre.
Je suis prêt à cesser de vivre
Si, pour la préserver, les dieux voulaient mon sang.Horace Ode III. 9 À LYDIE
Chloé offre deux cerises au bouvreuil qu’elle vient de sortir de sa cage (un sommet de la reconstitution gréco-romaine). Mais quel intérêt, pour une musicienne, de s’encombrer d’un passereau peu réputé pour son chant ?
A voir la réserve de cerises sur la table, devant la baie grande ouverte sur la mer, on comprend que le bouvreuil-poète préfère la becquée à la liberté : « Chloé me gouverne à présent ».
La patte de lion sur le bas-relief, parallèle au pied de la maîtresse, révèle sa nature féline. Un félin qui domine tous les autres, à voir la peau de panthère sur laquelle elle a posé son luth.
L’esthétique marmoréenne des victoriens s’accommode d’un rien de masochisme.
Couverture de Vogue, 1909
Pour ce numéro consacré aux tissus, la robe de la femme rivalise de splendeur avec le plumage du paon. La symétrie des couleurs et du décor en arrière-plan renforce cet affrontement de deux vanités, dans laquelle la femme a manifestement le dessus : d’une main elle tend un fruit à l’oiseau, de l’autre elle désigne le cadran solaire horizontal qui les sépare. Or le paon, à cause de sa roue, a toujours été associé au soleil.
Il faut comprendre que le bras tendu submerge l’aiguille dans son ombre. Ainsi la femme prend doublement le contrôle du paon : en le menant par la gourmandise, et en le coupant du soleil.
Un piètre substitut
(an unsatisfactory substitute)
Alonzo Kimball, carte postale de 1910
Cette illustration éclaire le thème du nourrissage de l’oiseau mâle tel qu’il va se développer au début du XXème siècle : donné du bout des doigt, le gâteau remplace le bécot.
Des bonbons tentants
Robert Lewis Reid, 1924, Collection privée
Ce pourrait être une publicité pour le chocolat… c’est seulement un dérapage non contrôlé, du symbolisme sophistiqué vers le comique involontaire.
Le bandeau dans les cheveux veut souligner que la dame maîtrise la situation (une chevelure dénouée étant synonyme d’abandon à la sensualité).
Carte postale aviaire
Chicago, vers 1920
Naïvement sexy, cette carte postale prouve que l’image de l’oiseau mené par le bout du bec était également comprise dans les milieux populaires.
Là encore le bandeau bleu dans les cheveux signale que la fille garde toute sa tête, même si elle montre ses jambes.
Ganymède et l’Aigle
Richard Evans, 1822, Victoria and Albert Museum
Encore une histoire de séduction alimentaire :
- dans le rôle de la fille, le jeune Ganymède en tenue légère et les cheveux bandés ;
- dans le rôle de l’oiseau, Jupiter lui-même en bec et serres ;
- dans le rôle du symbole phallique, la colonne finement ornée d’une tête de bélier.
Carte postale pour Thanksgiving
Cette enfant brandit innocemment au bec de la dinde son propre symbolisme sexuel : de quoi déconcerter le gallinacé !