"Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte d'or où je me promenais avec Alain Juppé la semaine dernière, il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur"
Jacques Chirac, discours d'Orléans, 19 juin 1991
Le 28 rue Affre est en plein cœur du quartier parisien de la Goutte d'Or. Et c'est précisément ce quartier que Jacques Chirac évoque dans son fameux (et fumeux) discours d'Orléans où il évoque la tristement célèbre expression "le bruit et l'odeur" pour appuyer son discours pour le moins démagogique et raciste. Petite phrase symptomatique d'une dérive raciste dénoncée dans la chanson du groupe Zebda Le bruit et l'odeur. Plus de vingt années se sont écoulées, mais le Goutte d'Or reste un quartier que politiques, journalistes et autres éditorialistes aiment à stigmatiser à des fins racistes.
Mais finalement, au-delà de la rhétorique puante du candidat Chirac, qu'est-ce qu'on entend et qu'est-ce qu'on sent dans les rues de la Goutte d'Or? Aurions-nous de forts désagréments olfactifs dans nos rues et nos immeubles ? Serions-nous incommodés par les nuisances sonores? Qu'en est-il du bruit et de l'odeur à la Goutte d'Or?
Pour nous en rendre compte, faisons ensemble un tour du quartier, l'odorat et l'ouïe en alerte. Nous verrons qu'il n'est pas si désagréable d'y promener ses sens. Mais replongeons-nous d'abord dans le passé du quartier, pour voir qu'il n'a pas toujours été très agréable d'y trainer son nez et ses oreilles.
Les sensations du passé
S'il est facile aujourd'hui de rendre compte des odeurs et des bruits de la Goutte d'Or, comment rendre compte de ceux d'antan, de ce passé sans trace ? On peut imaginer en partie, à partir d'éléments historiques et géographiques, mais on peut également trouver dans les discours des contemporains des témoignages olfactifs et sonores qui permettent d'appréhender cet environnement. Ou plutôt ces environnements, car les siècles passés ont vu évoluer le bruit et l'odeur ce petit territoire qu'on nomme aujourd'hui la Goutte d'Or.
Remontons au XVIIe siècle pour commencer notre exploration temporelle et sensorielle dans ce territoire qui dépend alors de la paroisse de la Chapelle Saint-Denis et qui ne s'appelle pas encore le quartier de la Goutte d'Or. Située à l'Est de la Butte Montmartre, la Butte des Couronnes commence à accueillir des moulins sur sa crête. Cela lui vaudra de s'appeler ensuite la Butte des Cinq Moulins. Ces moulins viennent tenir compagnie aux vignes de la Goutte d'Or. La colline n'est pas couverte de vignes comme on peut souvent le lire, mais elle est bien présente au Sud-Ouest du territoire. Le lieu-dit de la Goutte d'Or, parfois nommé "Clos de la Goutte d'Or", est signalé dès le XIIIe siècle. Mais au XVIIe siècle, l'implantation de la vigne est circonscrite à une petite surface concentrée autour de l'actuel croisement de la rue de la Goutte d'Or et du Boulevard Barbès en remontant jusqu'à la rue Polonceau. Signalons un cabaret implanté à ce carrefour et dont l'enseigne "À la Goutte d'Or" donnera certainement le nom d'abord à la rue éponyme et ensuite au quartier. Le reste de la Butte des Couronnes se partage entre des terres de pâturage, les moulins à plâtre sur la crête (aujourd'hui rue Polonceau), des carrières de plâtre pour alimenter ces derniers qui commencent à voir le jour au Sud, le Séminaire Saint-Charles (qui dépend du Clos Saint-Lazare qui forme la frontière Sud de la Butte des Couronnes) qui s'étendait sur les actuelles voies de chemin de fer du Nord et le coté impair de la rue du faubourg Saint-Denis, de la Gare du Nord jusqu'à la rue de Jessaint, ainsi que des marais malodorants du côté Est (aujourd'hui rue Stephenson et voies de chemin de fer du Nord).
Les voies de communication se alors limitent à quelques chemins. L'actuelle rue des Poissonniers, alors Chemin de la Marée, qui délimite la frontière entre la Chapelle et Montmartre est sans conteste la voie la plus ancienne du quartier, son tracé remonte sans doute au Ier siècle de notre ère. Jusqu'à l'arrivée du chemin de fer, ce chemin a été la route d'arrivée de la marée, venant directement de la Manche par route ou du port de Saint-Denis par la Seine, pour approvisionner Paris en poissons de mer. Il devait régner alentour un fumet pas toujours fameux. Au Nord, la rue Marcadet est déjà là aussi. En 1730 les Messieurs de Saint-Lazare, à qui appartiennent les terre au Sud de la Butte des Couronnes, ouvrent le Chemin de traverse de celui des Poissonniers au faubourg de Gloire (rue Marx Dormoy et rue de la Chapelle), c'est aujourd'hui les rues de la Goutte d'Or et de Jessaint. Le reste se limite à quelques petits chemins vicinaux qui relient les moulins au village de la Chapelle Saint-Denis dont ils dépendent. Nous sommes là dans un environnement rural d'une petite paroisse à mi-chemin entre Paris et Saint-Denis. La grande foire du Lendit qui est née dans ce village a été confisquée il y a bien longtemps par la ville de Saint-Denis, en 1444, et La chapelle Saint-Denis ne connait donc plus l'effervescence de cette foire très célèbre et sa cohorte de bruits et d'odeurs.
À la fin du XVIIIe siècle, ce que l'on ne nomme toujours pas le hameau de la Goutte d'Or voit s'établir une grande nitrière artificielle, ou salpêtrière, à la place de ce qui reste de vignes. À n'en pas douter, cette activité industrielle devait empuantir largement son environnement proche. En effet la fabrication du salpêtre pour la poudre à canon consiste en la formation de nitrate de potassium par décomposition, sur plusieurs années, d'excréments et d'urines d'humains et d'animaux. Ce type d'industries "polluantes" commence alors à s'installer à Paris et dans ses faubourgs, mais rapidement une règlementation stricte va repousser cette industrie malodorante loin des habitations parisiennes. Mais malgré cette règlementation, le territoire de la Chapelle, paroisse devenue commune après la Révolution, va vite se couvrir durant le XIXe siècle d'ateliers, de fabriques et d'usines, non sans désagrément pour le voisinage.
Le XIXe siècle va transformer ce petit territoire rural en une zone de petites industries et d'habitations ouvrières. Cette urbanisation rapide va exploser avec l'arrivée du chemins de fer du Nord en 1846, plaçant la Goutte d'Or entre la Gare du Nord et la gare de marchandise de la Chapelle. Cette situation va non seulement permettre le développement de petites fabriques mais rapidement d'industries plus lourdes, comme les établissements Cavé dans la rue du même nom, qui produisent des locomotives et des machines à vapeur, ou encore les établissements Pauwels au 50 de la rue des Poissonniers.
"L'industrie commerciale de La-Chapelle-Saint-Denis consiste en filature de coton, soie et cachemire, corderies, ébénisterie ; fabrique de claviers pour piano, de M. Pleyel ; mouvemens (sic) de pendules, fabrique de toiles cirées et goudronnées, de visière pour casquettes de chapellerie, épuration d'huile, commerce de vins, d'eau-de-vie en gros, distillerie, féculerie de pomme de terre, vinaigrerie, pharmacie, quincaillerie, maison de transit et de roulage, auberges, marchés aux vaches grasses et laitières tous les mardis, et aux porcs tous les jeudis, nourrisseurs de bestiaux fournissant du lait à la capitale."
Extrait de "Itinéraire historique, géographique, topographique, statistique, pittoresque et biographique de la vallée de Montmorency, à partir de la porte Saint-Denis à Pontoise inclusivement" par Louis-Victor Flamand-Grétry, 1840
Les trains qui circulent dans la tranchée de chemin de fer et les cheminées d'atelier et d'usine commencent à assombrir le ciel et à empuantir l'air. Des rues nouvelles quadrillent le territoire, mais ne sont que peu entretenues et sont rarement viabilisés. Les eaux stagnantes et les accumulations d'immondices donnent un triste visage aux modestes constructions qui couvrent à présent une grande partie du quartier.
La Goutte d'Or longe le mur des Fermiers généraux entre les porte de Saint-Denis et Poissonnière, la vie de faubourg y bat son plein. Auberges, cabarets, bals et bien vite maisons de tolérance animent le quartier avec leurs bruyantes agapes. L'habitat précaire accueille d'abord les migrants de province, de l'Est et du Nord notamment puis une migration européenne (Belgique, Luxembourg, Prusse…) et du Maghreb dès la fin du XIXe siècle. Le XXe siècle verra d'autres vagues migratoires arriver dans le quartier. Le Nord du quartier est largement investi par des Juifs fuyant les pogroms d'Europe de l'Est. Les commentateurs de l'époque déplorent qu'on n'y parle pas français et se plaignent que l'on n'y mange et commerce que Yiddish, déjà.
"On y trouve, en effet, plus d'usines et de cabarets que de maisons de campagne. Cependant, si elle réunit tous les inconvénients de l'industrie, ses bruits, ses mauvaises odeurs, ses fumées, ses malpropretés, elle en a aussi non-seulement les avantages, mais elle en offre un spectacle animé, intéressant."
Extrait de "Les environs de Paris" par Adolphe Joanne, à propos de La Chapelle Saint-Denis, 1856
La Goutte d'Or, trop rapidement urbanisée, concentre une population ouvrière et pauvre logée dans des immeubles modestes et mal entretenus, souvent construits à peu de frais par des investisseurs plus concernés par la rentabilité immédiate de leur investissement que par le bien-être de leurs locataires. Les marchands de sommeil ne datent pas d'aujourd'hui. Les rues sont à l'avenant, sales et mal entretenue. Mais la vie y est dense et les rues raisonnent de la vie animée industrieuse du quartier.
"En effet, par suite de ses contestations aucune espèce réparations et d'entretiens de pavé n'a pu avoir lieu depuis 1830, pour maintenir les rues de ce quartier en état de viabilité, notamment celles des Couronnes (aujourd'hui rue Polonceau) et de Jessaint, où la sûreté et la salubrité publique se trouvent également compromises. La sûreté : puisque les voitures, quelles qu'elles soient, ne peuvent y pénétrer passé la clôture, sans risquer de s'y briser et par la suite la circulation se trouve arrêtée au moment où elle devient, comme moyen de police, une garantie de sécurité pour les habitans (sic) et les passans (sic) surtout, dans un quartier aussi excentrique; et la salubrité: parce que tout écoulement d'eau est devenu impossible dans ces rues dont l'aspect ne présente que des amas d'immondices et d'eaux infectes."
Extrait du Journal de la Banlieue, 20 mai 1857
C'est ce décor que va choisir Zola pour y accueillir l'action de l'Assommoir. Romancier naturaliste, Émile Zola brosse un portrait à charge du quartier, ne pointant que les aspects négatifs. Il a besoin d'un décor sordide pour des destins sordides. C'est ainsi qu'il ignore la Villa Poissonnière, trop coquette pour son histoire, bien que les guides de voyageurs d'alors en conseillent tous la visite, ou encore l'église Saint-Bernard de la Chapelle et son architecture néo-gothique qui fait pourtant alors la fierté du quartier. Aussi, si l'Assommoir dépeint la Goutte d'Or comme un secteur sinistre et sale, il faut relativiser ses descriptions un peu exagérées.
"Elle (Gervaise)regardait à droite, du coté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait a gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant, presque en face d'elle, a la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassines; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troue de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant a voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait la un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement."
Émile Zola, L'Assommoir
Mais si Zola noirci le tableau à dessein, il faut reconnaitre que ce dernier n'est pas bien reluisant. Et l'annexion de la Chapelle Saint-Denis à Paris en 1860 ne change pas la donne. Les usines du Nord du quartier et du Nord parisien vicient l'air des étroites ruelles de la Goutte d'Or, et pour longtemps encore. Il faut y ajouter la circulation incessante pour desservir ces entreprises, circulation hippomobile d'abord et automobile ensuite. Jusqu'au troisième quart du XXe siècle, la Goutte d'Or s'organisera entre ateliers et fabriques au Nord et basse prostitution et criminalité au Sud. Les pouvoirs publics ne se soucient guère du sort des ses habitants. Notons une exception à la fin du XIXe siècle, avec le conseiller de Paris M. Breuillé, un correcteur d'imprimerie demeurant rue Stephenson, qui inlassablement va tenter d'améliorer les conditions de vie dans la Goutte d'Or, préconisant notamment le tracée de voies nouvelles "pour que l'air circule dans le quartier", l'installation d'urinoirs publics ou la réfection des chaussées et des caniveaux. Il défendit également un projet de couverture des voies de Chemin de fer du Nord, du pont Saint-Ange au pont Marcadet afin d'y établir un square gazonné, mais ce projet ne vit jamais le jour.
Longtemps encore, ce territoire enclavé entre l'hôpital Lariboisièree au Sud, la Butte Montmartre à l'Est, les fortifications aux Nord et les voies de chemin de fer du Nord à l'Est, va continuer d'accueillir des populations défavorisées et des migrants, venant principalement d'Algérie notamment après la Seconde Guerre Mondiale, sans que les pouvoirs publics ne se soucient guère de leurs conditions de vie et d'hygiène. Ce n'est qu'à la fin du XXe siècle que l'environnement fort dégradé de ce quartier populaire va peu à peu connaitre des jours meilleurs sur le plan de l'hygiène et de la salubrité.
Et si le quartier a longtemps subit les fumées des usines alentours, dans ses rues raisonnent aussi le bruit des machines de ces fabriques. En effet, une multitude de machines bruyantes sévissaient dans les ateliers. Presse, four, pilon, scie, fraiseuse, tour ou encore perceuse sont des machines-outils dont use sans cesse dans les ateliers de la Goutte d'Or. Leurs bruits emplissent les étroites rues du quartier tout au long de la journée.
Mais petit à petit, les ateliers se vident pour migrer vers des espaces plus libres et moins contraints, vers le Nord parisien et la banlieue. Depuis la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle, Le logement va remplacer peu à peu les ateliers, à l'exemple de la Compagnie Générale des Omnibus dont le démantèlement va permettre l'ouverture des rues de Panama et de Suez. Pour autant, la qualité de vie ne s'améliore pas beaucoup, notamment avec le passage continuel de locomotives à vapeur des Chemins de fer du Nord.
"…ce pauvre quartier, défavorisé au point de vue des possibilités d'extension et de l'extrême vétusté de la plupart de ses immeubles, de l'étroitesse de ses rues et de ses passages, est traversé dans toute sa longueur par les voies du chemin de fer de la ligne du Nord. Les trains circulent sans cesse de jour et de nuit dans un vacarme assourdissant. La fumée des locomotives entretient la moitié du quartier sous un brouillard permanent et chargé de suie qui interdit aux habitants garder leurs fenêtres ouvertes. Quant aux maisons qui bordent immédiatement la ligne, il suffit de voir la patine noire dont elles sont recouvertes pour se faire une idée de l'atmosphère dans laquelle vivent leurs locataires."
Extrait de la revue L'Architecture du 1er novembre 1919
"…petites boutiques de théâtre qu'on ne voit plus que dans ces parages, caboulots exigus où il y a à peine la place de trinquer quand trois buveurs y discutent debout, fruiteries profondes et moites sentant l'œuf dur et la betterave, cabanes des marchands de marrons, de « frites » et de journaux, basse échoppe du savetier avec une pie installée dans une bottine, puisard du chiffonnier au sol d'immondices, de terreau spongieux où sèchent, retournées et pendues à un clou, des peaux de lapin marbrées de bleu, couleur de savon de Marseille ; et des ruelles, des appentis branlants, des passages ravinés d'aigres courants d'air; toujours et uniformément de sinistres culs-de-sac résonnant creux comme un où seul un chat qui ne tient pas sur ses pattes, le cou pas plus gros qu'un cordon de sonnette, miaule de faim. Puis, c'est le poste de police et sa lanterne rouge, le lavoir souillant de la buée sur son drapeau de zinc qui ne flotte jamais." Extrait de "Le chemin du Salut ; Irène Olette", à propos de la rue Doudeauville, 1919Une des premières améliorations significatives de la qualité de l'air dans la quartier de la Goutte d'Or vient justement de l'abandon des locomotives à vapeur, puis plus récemment de celles fonctionnant au diesel. La désindustrialisation du Nord parisien et de la Plaine Saint-Denis va parachever ce relatif assainissement que nous connaissons à présent. En effet, aujourd'hui le quartier est comme le reste de l'agglomération parisienne, soumis à une pollution de l'air qui dépasse trop souvent les seuils prescrits. La pollution due aux émissions des véhicules se concentre autours des axes routiers qui encadrent le quartier, à savoir le boulevard de la chapelle, le boulevard Barbès, la rue Marx Dormoy, la rue Ordener et le périphérique plus au Nord. Les rues intérieures du quartier sont elles relativement peu concernées par le bruit et l'odeur de la circulation. Sauf par les bruits intempestifs de klaxon dans une circulation relativement clairsemée mais totalement chaotique, comme on ne la tolèrerait dans aucun autre quartier de Paris, mais dont la maréchaussée se fiche éperdument, trop occupée ici à pourchasser les petits délinquants, les pauvres et les sans-papier.
Puisque nous sommes revenu à nos jours, laissons son passé industriel et poursuivons donc notre promenade à travers la Goutte d'Or contemporaine.
Dans les rues de la Goutte d'Or, le nez au vent
Commençons notre déambulation olfactive et sonore par la station de métro Barbès-Rochechouart. Ici, c'est comme un peu partout dans Paris, c'est l'atmosphère étouffante de la circulation automobile qui prédomine. On est à un carrefour important, ça klaxonne, ça freine, ça démarre, en deux mots : ça circule. À intervalles réguliers, le grondement sourd du métro aérien s'impose parmi les autres bruits de mécaniques qui ne peuvent rivaliser.
Carrefour Barbès-Rochechouart, octobre 2014
Au début du boulevard Barbès, les caddies des vendeurs à la sauvette répandent une odeur de charbon de bois et, selon la saison, de maïs grillé, de popcorns ou de marrons chauds. Bien évidement, cela s'accompagne de la ritournelle rituelle "Chaud-maïs-chaud!" qui anime les coins de rue des quartiers populaires. Très bientôt ce seront des odeurs de brasserie que l'on sentira, quand s'ouvrira la brasserie qui va remplacer le magasin Vano disparu dans un incendie (photo ci-dessus). C'est ici que se commercent des cigarettes de contrebande que les vendeurs écoulent au cri de "Marlboro blend!".
"Sounds of Boulevard Barbés" capture par Des Coulam pour son projet d'exploration sonore Soundlandscapes
Engageons-nous boulevard de la Chapelle, longeons le coté pair de la station de métro, oublions le coté impair faisant continuellement office d'urinoir. C'est jour de marché (mercredi ou samedi), à travers la foule compacte de clients, vous sentez les sympathiques odeurs d'un marché où dominent les primeurs. Ici, dès que la saison commence, on piétine, tout au long du marché, des peaux d'orange odorantes, reliefs des petits appâts à clients. Les vendeurs hèlent le chaland, rivalisant entre étals à qui charmera le mieux la clientèle par ses appels aux bonnes affaires. Avançons jusqu'à ce vendeur qui a la voix qui porte plus que toutes, vous le reconnaissez facilement, ce roi des crieurs se distingue en portant une étrange couronne faite de sac plastique bleu. Tournons après son stand, glissons-nous entre les étals et sortons du marché.
Profitons que la grille de la Villa Poissonnière soit ouverte du coté de la rue de la Goutte d'Or et pénétrons dans ce petit havre de verdure ou l'on peut entendre des chants d'oiseaux cachés dans la verdure dense des petits jardins qui bordent ce passage privé. Il y a quelques années encore, on pouvait entendre ici la voix d'Alain Bashung qui y demeura à la fin de sa vie. On arrive à la rue Polonceau et on peut sentir le délicat parfum du chèvrefeuille géant qui couvre le muret d'une ancienne maison de meunier, dernier vestige de la Butte des Couronnes. Descendons la rue Polonceau et faisons une incursion au numéro 35 où se cache le jardin collectif l'Univert qui nous offre des senteurs de campagne bien rares par ici.
Descendons encore la rue pour arriver au carrefour formé par les rues de la Charbonnière, Affre, Pierre l'Ermite, de Jessaint, de la Goutte d'Or et Polonceau. Passons devant les discussions animées où se mêlent français, berbère et arabe, alors une odeur très présente de coriandre et de menthe mêlées se fait sentie, venant des boutiques de grossiste alentours. Ces fragrances d'herbes fraiches vous accompagnent jusqu'au début de la rue Stephenson. La rue Stephenson gronde un peu lors des passages des trains tout proches. Par vent de Sud, la voix si reconnaissable des annonces faites en gare raisonne dans la rue, prolongeant ainsi la Gare du Nord jusqu'ici.
Musique et danse improvisées à l'angle des rues Myrha et Affre, juin 2013
Tournons dans la rue Myrha, une artère vivante aux étroits trottoirs animés. Devant le marchand de volailles vivantes, la Ferme Parisienne, et malgré l'hygiène rigoureuse de l'établissement, une odeur incongrue de basse-cour s'offre à nous, comme un lointain souvenir d'un temps ou le quartier n'était qu'une butte à vocation agricole et couronnée de moulins. Une fois passé devant l'odeur de pain de la boulangerie Tembely, laissons à gauche le square Léon et ses cris d'oiseux et d'enfants, et tournons dans la rue Léon à droite et apprécions le fumet du couscous algérien du bar-restaurant Les Trois Frères (cité dans le New-York Time, excusez du peu). Tournons encore, rue de Suez et Panama, pressons le pas pour éviter l'infâme urinoir en plastique qui trône au croisement de ce deux rues, placé là pour tenter d'endiguer les épanchements des amateurs de bières devisant dans ces rues, et poursuivons jusqu'à la rue des Poissonniers. Une rue des Poissonniers toujours bien nommée quand les vendeuses à la sauvette proposent sur leur étal de carton des poissons séchés, spécialité africaine, qui imprègnent l'air. Prenons à présent la rue Dejean et la rue Poulet, nous faisons alors un détour par Château-Rouge. Ici, se mélangent des odeurs de poissons, de fruits, de viande et d'épices qui s'échappent des magasins vendant des produits maghrébins, orientaux, sénégalais, togolais, nigérien, mais pas que. La foule est dense et très animée, surtout week-end.
Revenons dans la Goutte d'Or et redescendons dans la rue des Poissonniers jusqu'à la rue d'Oran, que nous empruntons. Une odeur de grenier et de vieux livres se fait sentir, c'est que nous sommes derrière la succursale de la maison de vente aux enchères Drouault, sise rue Doudeauville. Au bout de la rue d'Oran, traversons la rue Ernestine et empruntons ce nouveau passage qu'un immeuble enjambe, c'est la dernière rue née à la Goutte d'Or, la rue Maxime Lisbonne. Nous arrivons dans la rue Émile Duployé, cette petite ruelle complètement rénovée est très calme, troublée de temps en temps par les cris d'enfants de l'école attenante. Arrivés vers la rue Ordener, une odeur de café torréfié échappée du torréfacteur Café Lomi vient nous chatouiller les narines. Face à nous s'étire le long mur de la bruyante rue Ordener où bon nombre de graffeurs viennent déployer leur talent et accessoirement répandre une odeur de peinture qui n'aurait pas dépareillé ici parmi les effluves industrielles et chimiques du XIXe siècle.
Sortons un peu de la Goutte d'Or, bien qu'administrativement nous y soyons encore, pour achever notre promenade à deux pas de là, cité de la Chapelle, au Bois Dormoy. Profitons de ce bosquet à demi sauvage que des riverains font vivre, le bois Dormoy connaissant peut-être ses derniers jours. En effet, cette friche aménagée est menacée par un projet municipal qui condamne ce petit jardin coincé entre une rue Marx Dormoy à la circulation ininterrompue et les voies de Chemins de fer du Nord, et ce malgré la mobilisation des habitants du quartier qui voudraient garder cette bulle verte d'où exhale un parfum de sous-bois rafraichissant (une pétition de soutien est ouverte là : "Sauvez le Bois Dormoy !" et également une souscription Ulul pour soutenir sa défense).
Cette petite visite pour le nez et les oreilles est un peu rapide et forcément non-exhaustive. Nous aurions pu évoquer les odeurs d'agneau grillé rencontrées ici ou là, les notes de l'orgue de Cavaillé-Coll qui emplissent l'église Saint-Bernard, les parfums de chlorophylle d'une bouffée de cannabis croisée fortuitement, l'animation des cafés les soirs de match, le silence qui s'empare du quartier une fois la nuit venue, rarement interrompu par les pas d'un promeneur tardif, ou encore les parfums de cuisines de tous les coins du monde qui emplissent délicieusement les cages d'escalier. Nous aurions pu évoquer tellement d'autres choses encore. Mais cette petite ballade est suffisante pour se rendre compte que finalement, quand on aime la Goutte d'Or et n'en déplaise aux esprits chagrins, c'est aussi pour le bruit et l'odeur.