Le chat et l’oiseau : autres rencontres

Publié le 27 décembre 2014 par Albrecht

Quelques rencontres du chat et de l’oiseau sans intention libidinale


La Sainte Famille avec sainte Anne, sainte Elisabeth

et le petit saint Jean-Baptiste

Frans Floris (et atelier), 1654, Musée de Hazebrouck

Une invention

La signature « S. D. b. d. : F F. inve. et pxt 1564″ souligne l’originalité de cette iconographie : « Frans Floris a inventé (INVenit) et peint (PiXit) »

Sainte mais complexe

L’invention concerne Sainte Elisabeth, à la fois tante et cousine de Marie, qui apparaît deux fois dans le tableau :  celui-ci a donc pour objectif de résoudre graphiquement une équation familiale  compliquée.


Dans le coin en haut à droite du tableau s’entassent Anne,  son mari  Joachim qui a pour frère  Zacharie , lequel  est le mari d’Elisabeth. L’unique homme du tableau est donc un mari interchangeable, celui  des deux frères que l’on voudra : l’important est de montrer qu’Anne et Elisabeth sont deux femmes âgées, deux belles-soeurs de la même génération.

Le reste du tableau, sous la couronne de l’ange, revêt un caractère sacré : c’est le lieu des deux naissances miraculeuses, celle de Jean Baptiste précédant celle de Jésus. Ici Elisabeth n’est plus la tante, mais la cousine de Marie : deux mères d’exception partageant la même aventure.

La saynette animale

Pour  un regard moderne, les animaux du premier plan figurent la paix universelle que promet la venue de l’Enfant-Jésus :

  • le chien n’attaque plus le chat,
  • le chat n’attaque plus le perroquet.

Un regard pieux y verra plutôt une double métaphore, dans laquelle un symbole marial, le perroquet (voir -Le symbolisme du perroquet ) voisine avec un symbole christique : la grappe de raisin.

Un regard de théologien en conclura que Marie, d’une manière ou d’une autre, « mange » son propre fils.  De même qu’Elisabeth, tante et cousine, court-circuite les générations, de même Marie se trouve être à la fois la mère du Christ et la première chrétienne.

Un regard plus simple remarquera  que la saynette animale reproduit la scène principale : de même que Sainte Elisabeth embrasse l’Enfant-Jésus, le perroquet baise la grappe avec respect :

la Pureté faite femme rend hommage au Fruit prodigieux,

tandis que la Luxure (le chat) regarde ailleurs.


Les Enfants à la Cage

Le Nain, milieu XVIème,  Staatliche Kunsthalle, Karslruhe

Ce tableau semble fait tout exprès pour déjouer les interprétations. Sa gravure par Elluin s’intitule  « Le voleur trahi »,  titre de circonstance sans doute  inspiré par la main du garçon posée entre le chat et la cage. Mais cette tentative d’élucidation reste partielle : comment le chat aurait-il ouvert la cage fermée,  ne serait-ce pas  un des enfants qui a volé l’oiseau ou l’a laissé s’échapper ?

Deux d’entre eux  portent des vêtements sans déchirures et semblent d’un meilleur niveau social ( le garçon à la toque de fourrure et la fille assise par terre). Sont-ils les propriétaires de la cage, les deux autres étant les maîtres du chat ?

Trois personnages regardent vers la terre (le garçon à la toque, la fille de gauche et le chat)  : signe de culpabilité ou de douleur ? Le chat pourrait très bien regretter un compagnon emplumé.

La position des objets rajoute à la confusion  : la cage, symbole féminin de séduction (retenir l’amoureux)  est située entre les deux garçons ; la baguette, symbole masculin de domination, est située entre les deux filles : comme si Le Nain nous dissuadait de  nous aventurer sur la voie des interprétations sexuées.

Les Enfants à la Cage,
Le Nain, milieu XVIème,  Collection privée

Cette autre version n’apporte pas d’éléments de comparaison décisif : les gestes des quatre enfants sont exactement les mêmes.  La nature morte du premier plan est plus fournie : à la miche de pain et à la cruche  s’ajoutent des plats, et un grand pot. La scène s’est passée de l’extérieur à l’intérieur, mais il s’agit toujours d’une ruine.


La charrette
Le Nain, 1641, Louvre, Paris

Ce détail d’un tableau bien plus célèbre montre le même appentis sommaire adossé à un mur ruiné.
C’est dans ce décor dévasté – celui de la région de Laon au temps des Le Nain, qu’il faut  peut être chercher la « moralité » du tableau.
Une maison en ruine, un tonneau vide, une cage vide, un animal familier disparu :

« On pourrait se demander si Le Nain ne fait pas connaître à ces enfants tout simplement la perte d’un objet d’amour, et l’expérience du deuil, sans qu’il soit besoin de recourir à la fiction de la faute sexuelle. » Démoris, Esthétique et poétique de l’objet au dix-huitième siècle, Presses Univ de Bordeaux, 2005, p35

Autoportrait avec sa femme

Giuseppe Baldrighi, après 1756, Galleria nazionale di Parma

Dans ce tableau privé, le peintre de cour se représente dans son luxueux atelier, en train de corriger la pose du modèle :  Adelaide Nougot, la belle et riche américaine qu’il a épousée.

Son portrait, à peine ébauché à la craie, est placé  sur le chevalet, derrière la banquette : sans doute le peintre va-t-il le déplacer vers l’avant, à côté de la boîte à peindre fermée et des pinceaux propres, pour commencer la séance. Le chat de la maison, qui n’ a pas compris que l’oiseau fait partie du décor, a sauté sur les genoux de la dame,  incident imprévu qui insuffle  un peu de vie dans cet ordonnancement très officiel.

On peut aussi considérer que le tableau ne représente pas un moment précis, mais constitue plutôt un portait en gloire de Baldrighi posant au peintre devant ses oeuvres anciennes et futures (le tableau « Hercule délivrant Prométhée » et le portrait  en cours), entouré des preuves de sa réussite : sa femme, ses animaux, son mobilier.


Les pinceaux  déployés font écho à l’éventail  de la dame :

 nécessaire de peinture  contre accessoire de beauté,

l’habilité technique rend hommage à l’art de séduire.


Les enfants  Graham

William Hogarth, 1742, National Gallery, Londres

Dans ce portait de famille, un chat est également utilisé en tant qu‘élément de surprise  : mais son irruption va ici bien au delà d’une simple astuce narrative.



A droite, Richard, sept ans, tourne  la manivelle d’une serinette (voir La douce prison ), qui déclenche le chant du bouvreuil en cage, lequel déclenche l’arrivée du chat.



A gauche, bébé Georges tend la main vers les cerises que lui propose sa grande soeur Henrietta, neuf ans. Il est assis dans une voiture d’enfant ornée d’une colombe dorée qui bat des ailes.


Au dessus de lui, sur l’horloge, un Cupidon doré brandit une faux, un sablier posé à ses pieds. Il faut savoir que la réalité tragique rattrapa la scène plaisante: Bébé Georges mourut avant l’achèvement du tableau. Et les deux  ornements dorés, la colombe et l’enfant-ailé, font allusion à sa petite âme figée dans son envol,  à son petit corps fauché avant l’heure.



Bébé Georges, qui tend ici  la main vers sa dernière nourriture terrestre, était l‘oiseau chéri de la famille, plein d’amour comme la colombe, de gaité comme le bouvreuil…  mais guetté par un prédateur implacable .


L’occasion fait le larron (Opportunity Makes a Thief)

Charles Joseph Grips, 1875, Collection privée

Dans les maisons hollandaises, même le désordre fait rangé : le tapis est roulé, la chope couchée sur le plat pour éviter la casse, pendant que la domestique balaie.

Nous sommes chez un artiste cossu, à voir la presse incrustée d’ébène  à laquelle un drapé de satin rose est accroché.

Petite astuce visuelle : on pourrait croire que, pour se rapprocher du canari, le chat a grimpé sur cette presse. En fait, il est assis sur un objet posé en avant, sur la table,  dissimulé sous le drapé (une grande boîte ?), ce qui justifie le titre.


Intérieur domestique

Charles Joseph Grips, 1881

Dans cette version simplifiée, la servante n’a laissé que son balai, la pelle et le baquet pour expliquer le remue-ménage. Le grand pot de porcelaine chinoise est monté sur la chaise, changeant de place avec la chope couchée dans le plat. Le drapé est devenu doré, illuminé par la rayon de soleil en oblique.

La fascination réciproque du prédateur pour sa proie est momentanément interrompue : le chat a tourné la tête vers un intrus – la servante qui vient reprendre son balai, ou  le spectateur.


L’atelier de l’Artiste

Charles Joseph Grips, 1882

Dans le bric-à-brac habituel, le chevalet, à demi voilé par un drapé bleu, a remplacé la presse pour justifier le titre.

Dessus, sur un tableau à peine esquissé, nous retrouvons  la servante, occupée à peler des légumes devant une cheminée. Astuce visuelle : le manteau de cette cheminée virtuelle prolonge le manteau de la cheminée réelle, dans la pièce de l’arrière-plan :

l’Art du Peintre traverse les murs !


Inconscient de ces raffinements, le chat de la maison contemple le canari en cage, qui le contemple d’en haut, en toute sécurité.

Dans la pièce du fond, le rayon  de lumière qui tombe en diagonale jusqu’au sol matérialise le désir du félin :

mettre à terre la proie aérienne.


La tétée

Charles Joseph Grips, 1849, Collection privée

Dans cette oeuvre plus ancienne, pas de ménage en cours. L’ordre naturel règne : la mère nourrit son bébé, le chat veut croquer  le poulet, accroché par précaution à une sorte de suspension en fer forgé. Faute de mieux, Minet se contente de pourchasser la pelote, tombée juste à l’aplomb du poulet.

Enfant dormant dans son berceau

Charles Joseph Grips, Collection privée

Cinquième apparition du même chat noir et blanc, cette fois couché  sur une chaufferette,  à côté  d’un berceau dans lequel un bébé dort. Dans le couloir du fond, la mère lève les bras pour nourrir l’oiseau en cage.

En séparant le couple fatidique du chat et l’oiseau, la composition remplace le thème convenu du tableau précédent – la nourriture – par un thème plus original : celui du soin. La mère au pied de la cage et le chat au pied  du berceau  remplissent la même fonction :

l’une veille sur le petit oiseau, l’autre  sur le petit homme.

L’oiseau domestique (the pet bird)

Charles Joseph Grips, 1874, Collecion privée

Dans cette composition fortement charpentée, nous retrouvons le même mobilier : la presse (cette fois vue de côté), la chaise et la table à deux plateaux du peintre, ici reléguée à la cuisine.

Victime aviaire de substitution, un canard mort (nourriture humaine) a libéré le canari (nourriture féline) de son statut de proie :  plus de chat dans les parages..

Du coup, le  dialogue vertical a changé de sens : l’oiseau favori se trouve désormais en contrebas d’une prédatrice d’amour, sa maîtresse qui le contemple d’un air songeur. D’un index elle porte l’oiseau, de l’autre elle désigne sa propre joue, soulignant leur affection réciproque.

Le Lever

Balthus, 1975-78, Collection particulière

Il est paradoxal que l’artiste qui a certainement la plus exploité l’affinité entre la jeune fille et le chat, ait toujours prétendu que la recherche du moindre symbole était vaine : « un chat est un chat  et c’est bien suffisant ».
Ainsi, il faudrait voir seulement ici  une jeune fille manipulant un  oiseau mécanique, tandis qu’un chat intéressé jette un oeil  hors  de son panier.

On ne peut s’empêcher de penser que Balthus brouille délibérément les pistes en prenant à rebrousse-poil ses classiques :

  • il « cagifie » le panier, ce qui  « oisifie » le chat et tend donc à  en faire un symbole viril ;
  • inversement,  il féminise ce prototype absolu du petit mâle séducteur qu’est l’Amour Victorieux de Caravage.
L’Amour Victorieux, Caravage

Remarquons que le jouet mécanique synthétise exactement ce qui a été retiré à l’Amour  : ses ailes, et son petit oiseau.

On pourrait dire que Balthus s’amuse à pousser Caravage aux limites :

il castre son Amour Victorieux tout en virilisant le chat, autrement dit la jeune castratrice.

Grande composition au corbeau

Balthus, 1983-86, Collection particulière

Les jambes de la jeune fille épousent toujours la posture de l’Amour Victorieux, mais ses bras sont ici ouverts en croix, désignant d’un côté le corbeau noir perché sur l’étagère, de l’autre trois éléments placés au pied du lit : un tabouret, un panier fermé par une planche, un chat gris couché par terre.  A gauche, un homme miniature, nu, vu de dos, porte une cage.

On peut voir ici un assemblage purement onirique, ne réclamant pas d’interprétation. Cependant cette composition semble destinée, telle les tâches du test de Rorschach, à déclencher un sens face à différents types de regards : d’où peut être l’adjectif « grande ».

Le corbeau menaçant

Ceux qui voient dans le corbeau noir un symbole sinistre  – d’autant plus qu’il vient de la gauche –  penseront que le petit homme se porte héroïquement  au devant de cet oiseau menaçant , pour le prendre au piège et préserver la tranquillité du chat qui dort, et donc la pureté de la jeune fille.

Ceux qui notent au contraire l’attitude épanouie de celle-ci, accueillant à bras ouvert le corvidé,  auront le choix entre deux types d’interprétations positives.

Le corbeau mystique

Les amateurs de spiritualité relèveront que le corbeau, symbole de mort, est aussi depuis les romains le symbole du futur et de la divination (car son croassement, « Cras », signifie « demain » ). Pour eux, la jeune fille, aux marges du sommeil, serait en proie à une sorte d’extase, de révélation mystique : à laquelle l’homme, collé à la terre par sa petite taille, encombré par la cage de ses certitudes, ne peut participer autrement qu’en spectateur distant.

Le corbeau lubrique

Les amateurs de sexualité trouveront cette extase mystique bien joyeuse : en désignant le tabouret, le panier inoffensif et le chat qui dort, la jeune fille invite l’oiseau sauvage à venir se poser sur le premier, puis sur le deuxième, sans risque de se faire dévorer par le troisième : appel à la liberté de l’orgasme, auquel l’homoncule, athlète ridicule tout juste bon à transporter sa propre cage, ne peut participer autrement qu’en voyeur impuissant.