Le Livre de l’eau (Bartillat, 291 pages, 20 €) d’Edward Limonov appartient à la « vraie littérature ». Ecrit alors qu’il purgeait une peine de prison pour dissidence sur ordre de Vladimir Poutine, ce recueil autobiographique réunissant une soixantaine de courts chapitres ne suit aucune chronologie, si bien qu’on peut le lire de toutes les manières possibles, sans respecter l’ordre des pages. Une seule thématique sert de fil conducteur, l’eau, déclinée sous toutes ses formes (sauf dans un verre...) et sur tous les continents de l’hémisphère Nord : mer, rivières, lacs, fontaines, sauna, pluie, etc.
Car l’auteur, tour à tour voyou, écrivain, combattant, dandy, homme politique, mais surtout éternel insurgé, semble avoir passé sa vie à voyager en exerçant une foule de métiers. Et, où qu’il se soit rendu, l’eau était omniprésente ; une eau parfois trouble, presque toujours sombre, inquiétante, dangereuse ou fétide, jusqu’au Pacifique californien dont il nous peint des rivages bien éloignés des cartes postales habituelles, jusqu’à un Adriatique morose comme sait si bien le décrire Claudio Magris. L’eau de Limonov, du Dniestr à la Seine, en passant par l’Hudson, l’Ob et les bains publics d’Alma-Ata, charrie les morts et les souvenirs comme un Gange.
Elle n’est cependant pas la seule partenaire de l’auteur. Au gré des pages, se succèdent force boissons alcoolisées (chez ce Franco-russe, « voda » et vodka voisinent sans jamais se mélanger), armes automatiques et surtout femmes, aussi attirantes et souvent longilignes qu’improbables : « D’une manière générale, j’ai observé que mes compagnes suscitaient une certaine hystérie toujours, partout et chez tout le monde », note-t-il, guidant son lecteur entre aventure et aventures.
Partout, des scènes au parfum de transgression se succèdent, le propos, d’un humour grinçant, provoque ; l’écriture, nerveuse, acérée, aligne des opinions politiquement incorrectes. Dans l’ombre de cet écrivain-combattant au romantisme slavo-punk, qui ne cherche pas à ménager son image, se profile le fantôme d’un Byron qui se serait évertué à embrasser les causes les plus irritantes pour la bien-pensance occidentale : national bolchevisme, compagnonnage, dans l’ex-Yougoslavie, avec les Serbes orthodoxes, etc. Il scandalise ; pour autant, que l’on partage ou non ses opinions, sous sa plume le récit épique atteint des sommets d’authenticité auxquels ne pourra jamais accéder un philosophe germanopratin égaré dans le conformisme et l’autopromotion.
La langue lui permet, dans tous les sens du terme, toutes les licences car il écrit comme peu d’auteurs savent écrire et, à l’instar de Baudelaire qui aimait choquer les imbéciles, Edward Limonov cultive ce que Charles Asselineau appelait « l’esthétique de l’étonnement. » A lire et à relire, sans modération.