Depuis si longtemps que ça durait personne n’y faisait vraiment attention. Puissants et ministres, fier-à-bras des success stories d’un jour, supplétifs et laquais obséquieux, envieux du milieu qui ont le bras trop court pour appuyer sur les derniers boutons de l’ascenseur, journalistes et gens de mauvaises affaires, demi-sel du marais, intermédiaires obsolètes, ambitieux en mal d’arrivée, demi-solde médiatiques au visage parcouru de faux courroux, ceux qui font profession de parole, majestueusement enveloppés de tournures à l’élégance de fin de séries, attrapaient les mots n’importe comment et les balançaient sans méthode à l’adresse de la population. Les mots se collaient les uns aux autres comme lancés à coups de dès. Le hasard les mettait sens dessus dessous. Les mots s’harmonisaient par la grâce du sourire du bonimenteur. Quand les mots venaient d’ailleurs après un long voyage, ils offraient une impression de bonheur que les parleurs partageaient aussitôt avec ceux qui en aimaient la douceur apaisante. Les mots avaient toujours le dernier mot. Les orateurs sentaient qu’ils possédaient les ressources de la dialectique. Toujours, ils préféraient le bruit des mots qui tombent sur le pavé au mystère qu’ils produisent chez ceux qui savent les entendre. Les mots étaient dévitalisés. Il ne restait que la coque extérieure. Les vieux et les mélancoliques se souvenaient pourtant que les mots pouvaient porter des idées. Vaille que vaille, ça a marché. Pendant longtemps, ceux qui avaient les mots dans leur coffre, sur leur compte, dans leur poche, au bout de la langue tenaient le monde. Les mots du pouvoir donnaient le pouvoir des mots.
Un jour, quelqu’un aperçut une fissure dans la cuirasse des mots. Rien de grave. Ne pas s’alarmer. Les ingénieurs ont tout prévu. Il n’y a pas de problème parce que les questions sont impossibles, disait-on. Pas de questions, pas de problèmes. Nous sommes les maîtres des mots disaient ceux qui savaient le secret des maîtres-mots. Une autre fois, les mots n’ont pas résisté à la contradiction. Contre toute attente, il y eut des perdants. Des mots furent repérés en perdition. Certains disparurent et ne furent pas perdus pour tout le monde. Cela vint aux oreilles de ceux qui ne prenaient pas un mot pour un autre. On vit à la manœuvre les gouverneurs de la parole lancer des mots de secours qui se dissolvaient dans le vent. Seuls les maillots low cost des dealers d’opinion résistaient à l’épreuve. Les mercenaires appointés des mots qui se donnaient pour un plat de lentilles continuaient à distiller les mots de passe. Il restait ceux qui gardaient le mot pour rire et enfilaient les bons mots en faisant mine d’avoir leur mot à dire sur les broutilles du monde.
Quand le concert des mots a tourné à la cacophonie, les maîtres discoureurs de fond ont malgré tout continué le train-train des petites phrases agrémentées de mots ornements, de mots fioritures, de mots bien pesés et de phrases bien balancées. Les discours de ceux d’en haut devenaient une suite de petites phrases. Peu à peu, les gens d’en bas ne voyaient plus la direction donnée par les mots. On trainait les pieds pour aller voter. Quand le chef du pays vaticinait entouré de ses chambellans à la mine boudeuse, c’était dans un presque désert que ses mots se perdaient. Les journaux déclinaient. Les élites éludaient les questions. Les élus se délitaient. Les mots se ramollissaient. Ils se donnaient sans pudeur aux plus offrants.
Alors que se mettait en place le grand démolissage des édifices de mots à la mode, suivi du dégraissage des demi-mots, les nettoyeurs de la syntaxe recomposaient en grand silence les dictionnaires. Fini de rire ! Plus question de prendre un mot pour un autre. Il y aurait un mot pour une chose et toute chose aurait son mot. On parlerait le mot-à-mot. On serait prié de raconter mot pour mot. A la tête des réformateurs, était, dit-on, une femme. Beaucoup ne l’aimaient pas. Celui qui lui avait mis les mots à la patte préférait les saillies toniques et truandes aux bons mots du jour. Au grand banquet des mots, elle s’occupait du menu. Plus elle retenait les mots en respect, plus il y avait une petite foule qui la soutenait. La foule grandit. De plus en plus de personnes avaient envie de la prendre au mot. Quand elle devint la suprême mamamouchia, sa première décision fut de supprimer les mots gravés sur les édifices publics. « Plus les mots, pas les souvenirs », disait-elle en ricanant. Elle citait souvent un poète qui avait vécu bien longtemps avant notre ère. Chaung-Tzu avait dit : « Quand le poisson est pris, on oublie la nasse. Quand l’idée est transmise, peu importent les mots qui ont servi à la convoquer ». Elle avait fait inscrire cette pensée sur sa carte de visite. En mettant « idée » entre guillemets. Ce qu’elle reconnaissait pour le fin mot était, pour elle, le mot de la fin.
Pour rétablir les mots jadis inscrits sur les édifices publics, ceux qui, petit à petit, commencèrent le changement, se mirent à rêver aux mots. Ils en trouvèrent tant et tant qu’il fallu les distribuer. Les idées se faufilaient entre les mots. D’abord intimidés, les mots devinrent baladeurs. Puis, ils s’organisèrent en farandoles. L’envie de les utiliser gagna la population. Ils s’assemblaient sans contrainte. Il fallut du temps pour que la révolution des mots trouve les mots pour se dire. Cernée par les mots qui parlaient de bonheur et d’audace, la mamamouchia sentit que l’heure était venue d’abandonner le pouvoir. Elle partit sans mot dire. De gros mots la poussèrent sur le chemin qui mène à la contrée des mots secs. ©