Donc, le Financial Times s’y est mis aussi. Dans une récente édition du week-end, le quotidien de la City a fait le portrait d’une femme combattante kurde, en première ligne dans la ville de Kobané. Le FT est en bonne compagnie : rares sont les publications et les télévisions, dans le monde, qui n’ont pas sacrifié à un sujet qui fascine les journalistes lorsqu’ils évoquent les combats aux abords de cette ville du nord de la Syrie, entre des miliciens kurdes et des combattants islamiques. Même l’Orient-le-Jour, le quotidien francophone libanais, a cédé à la mode, et le numéro que j’ai lu à l’aéroport de Beyrouth, il y a quelques temps, consacrait sa Une et une pleine page au phénomène des « guerrières » kurdes.
Pour résumer le propos : des femmes sont enrôlées dans des unités des Forces de Protection du Kurdistan syrien, qui se battent à Kobané, ville assiégée par les fanatiques de l’Etat Islamique. Cette milice syrienne, et ses amazones, sont devenues en quelques semaines l’enfant chéri de la presse internationale. Les Kurdes syriens étaient restés neutres dans l’affrontement entre le régime de Bachar el Assad et la rébellion qui veut l’éliminer. Ils ont profité de l’insécurité générale pour créer en 2012 leur propre ligue de défense, une milice armée, sur le modèle de celles de leurs cousins irakiens, mais surtout turcs.
Cette Force de Protection est liée à une organisation kurde, dont l’histoire est plus ancienne, et plus troublée, le PKK. Le Parti des travailleurs du Kurdistan. Une formation clandestine d’obédience communiste, qui combat en Turquie depuis plus de 30 ans pour l’autonomie des populations kurdes. Le PKK est considéré comme une organisation terroriste par Ankara, qui malgré une répression sanglante, n’a jamais réussi à la mater. Le chef du PKK, Abdullah Ocalan, est en prison depuis 1999. Le PKK est également considéré comme une organisation terroriste par les Etats-Unis et l’Union Européenne. La Turquie a d’ailleurs refusé de prêter main forte aux kurdes de Kobané, pour ne pas donner l’impression de soutenir un mouvement autonomiste qu’elle combat depuis des décennies. Elle a tout de même cédé à la pression des Etats-Unis, et donné son autorisation au passage sur son territoire à quelques centaines de combattants kurdes irakiens, les fameux –et jadis redoutés– « peshmergas ». Les « peshmergas » irakiens ont pris de la bouteille, et n’ont plus été aux combats depuis les affrontements avec ce qui restait de l’armée irakienne après sa débâcle koweitienne de 1991. Il n’est même pas certains qu’ils soient arrivés jusqu’à Kobané, ou que leur déploiement ait eu une quelconque influence sur le cours d’une bataille qui a commencé à la mi-septembre. Mais, eux aussi, comme les miliciennes kurdes de Syrie, ont toujours bonne presse. Ils sont pro-occidentaux, financés et entrainés depuis longtemps par les Etats-Unis, et donc très présentables. Ce qui n’est le cas, bien sûr, des milices chiites, d’Irak et du Liban, beaucoup plus efficaces, mais difficiles à créditer ouvertement des récents succès sur le terrain en Syrie ou en Irak, contre les fanatiques de l’EI et autres groupes de combattants sunnites.
Pour retourner à Kobané et à ses amazones kurdes, la bataille qui se déroule dans cette ville, jusque-là inconnue du grand public, est entourée de la plus grande opacité. Les journalistes sont tenus à l’écart. A quelques rares exceptions, ils sont installés pour des raisons de sécurité du côté turc de la frontière. A distance de ce qui est censé être le cœur du combat, le haut lieu de l’affrontement entre le bien et le mal, entre l’obscurantisme des barbares de l’EI, et la modernité militante de jeunes combattantes en treillis. Les journalistes filment, photographient ou commentent de loin les frappes aérienne « alliées » qui périodiquement font s’élever au-dessus de la ville des champignons de poussière. Des nuages de fumée qui sont une bonne métaphore pour l’imprécision totale avec laquelle la presse nous relate les évènements de Kobané. La grande majorité de ce qu’elle nous rapporte provient des organisations de l’opposition syrienne, notamment celle basée à Londres, qui depuis le début de la guerre civile en Syrie, est la source la plus utilisée par les médias occidentaux. Ou de communiqués du Pentagone, qui coordonnent les frappes aériennes contre l’EI, finalement autorisées par le président Obama. A en croire ces sources, la situation sur le terrain évolue peu : un carré de combattant courageux, majoritairement kurdes, défendent leur ville contre les assauts du nouveau péril apocalyptique sorti de la vaste zone quasi désertique qui s’étend d’Alep à Mossoul, le fameux Califat, l’Etat Islamique. Avec ses mises en scènes d’assassinats, d’exécutions en masse, de soumissions de jeunes femmes notamment chrétiennes, il tient plus du mirage journalistique que d’une réalité militaire bien définie. « Un monstre providentiel », comme l’a baptisé récemment le Monde Diplomatique. Sans raison apparente, il a fait de Kobané, un champ de bataille qui prend des dimensions mythiques.
A défaut d’une analyse éduquée, les emblèmes font l’affaire et nous avons donc les femmes kurdes, combattants en première ligne, marquant clairement le camp des « bons ». Une mobilisation hétéroclite, à la fois politique et militaire, où l’on retrouve aussi bien les Français que les Emiraties, les Etats-Unis (bien sûr), la Turquie (du bout des lèvres), des Britanniques, la Jordanie (qui vient de perdre un pilote) et, surement, pour faire bon poids quelques qataris. Avec les femmes kurdes en premières lignes et en premières pages, la coalition peut prétendre se battre pour la dignité, l’égalité, la justice. En face, l’ennemi, qui manque de contours précis, apparaît comme le parfait barbare, ennemi des femmes, donc de la parité, donc de l’Occident. L’EI est l’épouvantail utile, la caricature d’un islam rétrograde et, plus généralement, d’un monde arabe incapable de la faire sa mutation vers la modernité. Nous y sommes donc bien : à défaut de vraiment « casser » du djihadiste, les combattantes kurdes nous aident à justifier une nouvelle guerre dans le nord de la Syrie et dans le nord de l’Irak.
L’écran de fumée de Kobané cache une opération beaucoup plus subtile, beaucoup plus discrète, et beaucoup plus stratégique. On en trouve la trace dans un rapport de 55 pages écrit par un ancien journaliste américain Nir Rosen, qui travaille pour « the Centre for Humanitarian Dialogue (HD Centre) » basé à Genève. Rosen vit à Beyrouth, mais il est sans doute l’un des journalistes qui connait le mieux la Syrie. Dans son rapport, dont des extraits ont été publié par le HD Centre, il assure que les Etats-Unis et l’ONU ont opté pour une nouvelle stratégie en Syrie, celle du gel des violences sur le terrain. La méthode choisie est de faciliter la conclusion d’accords locaux de cessez-le-feu dans les régions où s’affrontent les pro-Assad et les différentes factions de la rébellion. Cette stratégie qui donne de bons résultats sur le terrain, comporte un élément essentiel : le maintien au pouvoir, au moins jusqu’à l’apaisement de la violence, du président Assad et de son régime. Il n’est donc plus question pour qui que ce soit, de Doha à Paris, en passant par Ryad ou Londres, d’exiger le départ du « tyran de Damas » comme préalable au retour au calme. C’est une nouvelle donne, qui porte la marque du réalisme de la Maison Blanche, et sans aucun doute, d’une incitation venue de Téhéran, qui fait de plus en plus figure de partenaire sérieux pour les Etats-Unis décidés à calmer le jeu au Moyen Orient, avant l’échéance électorale de novembre 2016.
Rosen, dans son rapport, offre également une analyse qui différe grandement des habituels stéréotypes sur la tyrannie syrienne : “While the Syrian state was not the most attractive one even before the 2011 uprising, it also was not the worst regime in the region,” écrit-il . “It has strong systems of education, health care and social welfare and compared to most Arab governments it was socially progressive and secular…. It had a solid infrastructure and a relatively effective civil service.”
Rosen conteste aussi l’analyse répandue parmi les experts et dans la presse occidentale que le régime d’Assad est sectaire, et dominé par une clique minoritaire d’obédience alaouite: “Most of the regime is Sunni, most of its supporters are Sunnis, many [if] not most of its soldiers are Sunni.”. “The regime may be brutal, authoritarian, corrupt and whatever else it is described as, but it should not be seen as representing a sect.” “It is more accurate to view it as a staunchly secular regime ruling a sectarian population with an Alawite praetorian guard.”
Cette révision radicale de la perception et de la question syrienne, si elle représente la nouvelle approche de l’administration américaine, constitue bien sûr un changement stratégique de premier ordre qui mérite tous les écrans de fumée possibles et le déguisement d’un accrochage local, comme Kobané, en bataille allégorique entre le bien et le mal. Rosen ne doit pas être bien loin de la vérité, si l’on regarde de près l’activité sur le terrain de l’envoyé spécial de l’ONU en Syrie, Stephan de Mistura, qui se démène pour organiser ce qu’il appelle le « gel » des combats dans les zones d’affrontements. Un simple changement de vocabulaire, mais clairement une mise en œuvre de ce que Rosen considère comme « la stratégie des cessez-le-feu » envisagée par Washington pour éteindre l’incendie syrien. Tout en laissant l’opinion publique concentrer son attention et son émotion sur un feu de taillis sans importance.