MAROC – Ali Aarrass, histoire d’un Belgo-Marocain dans les geôles de Mohammed VI : entre désespoir et oubli… (Interview avec Farida Aarrass)
(Le Courrier du Maghreb et de l'Orient, Juin 2014)propos recueillis par Pierre PICCININ da PRATA
En juin 2011, il y a trois ans, j’avais participé à une mission de soutien au Belgo-Marocain Ali Aarrass, libraire à Bruxelles, accusé à tort, de toute évidence, d’association terroriste dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Casablanca (qui avaient ébranlé le Maroc en mai 2003), puis, plus simplement, de trafic d’armes.
Il avait été incarcéré par le régime marocain, après que le gouvernement espagnol avait accepté de l’extrader depuis l’enclave de Melilla, dont il était originaire et où Ali Aarrass s’était rendu pour visiter son vieux père et finalement s’établir. Une extradition qui avait eu lieu en dépit d’un dossier d’instruction vide de charges et de l’avis négatif du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU.
Abandonné à son sort par le ministère des Affaires étrangères belge, torturé à plusieurs reprises (violé au moyen d’un bâton et de bouteille en verre, frappé sur tout le corps –ses jambes étaient bleues et il a perdu l’usage d’une oreille-, sur la plante des pieds ; injections de produits chimiques corrosifs, décharges électriques sur les parties génitales ; verre cassé dans la bouche…), puis condamné au terme d’une série de parodies de procès-spectacles destinés à impressionner, Ali Aarrass est aujourd’hui encore détenu au Maroc. J’ai contacté ses avocats marocains, qui n’ont pas répondu à notre sollicitation, manifestement désintéressés par la cause, à l’instar de plusieurs responsables de l’AFD International, une ONG droits-de-l’hommienne, lesquels s’étaient un temps préoccupés du « cas Aarrass », mais nous opposent aujourd’hui de vagues considérations d’agenda et se dérobent…
J’ai donc rencontré Farida, la sœur d’Ali, qui vit à Bruxelles et a accepté de faire le récit, complet et détaillé, du calvaire que vivent son frère et sa famille, pour Le Courier du Maghreb et de l’Orient. Ali Aarrass, entre désespoir et oubli…
Le Courrier du Maghreb et de l’Orient – La première demande que je voudrais vous adresser concerne l’enfance d’Ali, son arrivée en Belgique, son adolescence… La presse belge a peu parlé de son cas, puis l’a oublié. Notre public international ne le connaît pas…
Farida AARRASS – Je vais vous raconter… Depuis le début… Nous sommes nés, mon frère et moi, à Melilla. C’est une petite enclave espagnole, au nord du Maroc. Ali avait cinq ans et moi deux ans, lorsque nous avons été placés par notre mère dans un internat tenu par des sœurs espagnoles, les Sœurs de la Charité, à Melilla. Ça s’appelait la Gota de Leche (la Goute de Lait, en français). Ali a donc été élevé par les religieuses.
Parce que ma mère, qui était divorcée de mon père, a décidé de partir en Belgique où elle avait du travail.
Quand Ali a eu quinze ans, notre mère nous a fait venir en Belgique…
CMO– Ali est donc de nationalité marocaine ?
F. AARRASS – Oui, parce que les autorités espagnoles n’accordaient pas la nationalité aux habitants d’origine marocaine. Nous avions une carte de résidents, mais un passeport marocain.
Mais, plus tard, à sa majorité, comme on n’avait plus aucun lien avec le Maroc –nous avions été élevés en espagnol, par les sœurs, et nous ne parlions même pas l’arabe ; seulement un peu le dialecte, que nous pratiquions avec notre mère-, Ali a demandé la nationalité belge. Et il l’a obtenue rapidement, en 1989, puisqu’il vivait et travaillait en Belgique.
Il avait appris le français en Belgique, aux cours du soir, et il travaillait dans la construction : quand il a vu que notre mère travaillait beaucoup, il n’a pas voulu continuer ses études et la laisser seule gagner notre vie. En plus, ma mère avait en charge sa mère, ma grand-mère, qui vivait à Melilla, avec une autre de ses filles qui avait deux enfants et que son mari avait quittée ; elle leur envoyait donc un peu d’argent chaque mois, pour les soutenir... Ali a donc décidé de se sacrifier pour elle et pour moi et il a cherché du travail…
Il était très courageux ; c’était un bosseur ! Alors, il a été engagé sur des chantiers de construction, en région flamande. Il partait très tôt le matin, dans la nuit, en train, pour aller sur les chantiers… Il a commencé par un travail où on lui demandait d’arracher des clous des planches, pour démonter des échafaudages, à longueur de journée. Tout ça à quinze ans… Il a aussi travaillé, par exemple, à la construction du centre commercial City 2, à Bruxelles… Au temps où le Cirque Bouglione se trouvait à Bruxelles, il a réussi à avoir un boulot : c’est lui qui allait chercher la viande, dans les abattoirs, pour les tigres et les lions… Il a toujours eu du travail. Après, il a travaillé dans une usine de désossement de viande de porc, pendant cinq ans. Puis il a fait d’autres métiers ; il a aussi été relieur : il reliait des livres. Il acceptait tous les emplois, même mal payés.
C’est quelqu’un de très responsable, de très débrouillard… Et tout ça, avec le cœur sur la main ; parce qu’il faisait ça pour aider notre mère.
CMO– Votre mère vit toujours avec vous, en Belgique.
F. AARRASS – Oui, oui. Vous l’aviez rencontrée quand vous étiez venu à une audience du procès à Rabat, pour soutenir Ali…
CMO– Oui, en effet, je me souviens…
F. AARRASS – Pour elle, c’est très très dur de savoir son fils, qui a tant fait pour elle, dans ces conditions, là-bas… Nous avons aussi une petite sœur ; et je me rappelle, quand nous revenions de l’école, s’il était là, c’est lui qui nous préparait à manger : il ne voulait pas que notre mère travaille toute seule. Ça lui faisait mal au cœur de la voir trimer pour gagner un peu d’argent…
Et puis, comme notre mère travaillait dans une maison de retraite et n’avait qu’un week-end sur deux, c’est lui qui nous gardait le week-end ; il faisait le ménage, la lessive…
Il était devenu le pilier central de notre famille.
C’était aussi un sportif ; il faisait de la boxe, avec des amis. Il avait un très bon niveau, mais il a arrêté ; il aimait bien l’entraînement, mais pas les matchs. Il n’était pas à l’aise de devoir se donner en spectacle en frappant sur quelqu’un…
CMO– Et, plus tard, il s’est lancé dans le commerce ; il a ouvert une librairie à Bruxelles, si je ne me trompe pas…
F. AARRASS – Oui, il avait réussi à mettre un peu d’argent de côté et il a repris une librairie. Il l’a agrandi en ajoutant un rayon papeterie, puis informatique. Il n’y avait pas encore de commerce de ce type à Molenbeek-Saint-Jean, à Bruxelles ; c’est un quartier pas très riche, où il y a beaucoup de familles de l’immigration maghrébine.
Sa librairie se trouvait rue de l’École ; un nom prédestiné : ses rentrées des classes étaient extraordinaires… Comme il regrettait de ne pas avoir pu faire d’études, il encourageait les jeunes du quartier à bien travailler à l’école. Il leur donnait des conseils quand ils venaient s’approvisionner chez lui.
Et j’ai même appris plus tard, par des mères du quartier, qu’il faisait des prix très bas pour ceux qui avaient des difficultés d’argent et, parfois, il donnait gratuitement, des cahiers, des stylos, des crayons… Ce sont des femmes du quartier qui me l’ont dit, par la suite, lorsqu’elles ont appris qu’Ali avait été arrêté et torturé… Il voulait que les enfants du quartier aient le matériel nécessaire, pour ne pas qu’ils baissent les bras.
CMO– Et Ali déclarait ses activités commerciales ? Payait-il ses impôts, en bon citoyen ?
F. AARRASS – Mais bien sûr ! Il se sentait citoyen belge à part entière !
CMO– J’avais aussi appris qu’il avait même fait son service militaire en Belgique…
F. AARRASS – C’était en 1993. La dernière année du service obligatoire… Il a été appelé à se présenter et il a fait son service militaire, à Liège.
CMO– En fait, il était complètement intégré en Belgique ; et on peut même dire qu’il n’avait jamais réellement connu d’autre pays, à l’exception de l’internat des sœurs espagnoles…
F. AARRASS – Oui ! D’ailleurs, les rares fois où j’ai pu lui téléphoner dans sa prison au Maroc, il m’a parlé de la Belgique ; il me parle de la nourriture qu’il aimait, les moules surtout. Il me taquine avec ça pour essayer de me faire oublier qu’il souffre…
Un jour, j’avais pu aller le voir et il m’avait demandé de lui apporter des spéculoos et du chocolat… Des gaufres… C’est dur de parler de tout ça…
CMO– Alors, en 2005, Ali se rend à Melilla. Plus précisément, même, il décide de s’y installer, avec sa famille, sa femme et sa petite fille… Pour quelle raison décide-t-il d’y retourner.
F. AARRASS – Tout simplement pour retourner auprès de notre père, qui commençait à devenir très vieux ; cela faisait des années qu’il en parlait. Il a toujours gardé une relation très profonde avec notre père. Et, Melilla, ce n’est pas le Maroc, c’est l’Espagne ; il pensait que c’était une bonne idée…
CMO– Il y avait trouvé du travail ?
F. AARRASS – Il a créé son propre travail.
D’abord, il a ouvert un petit restaurant, une sandwicherie, avec l’argent qu’il avait obtenu à la remise de sa librairie en Belgique. Mais les affaires n’étaient pas très bonnes ; l’emplacement de son commerce était trop désaxé et il n’y avait pas assez de passage. Après un an, il a dû fermer, parce qu’il n’arrivait pas joindre les deux bouts...
Il a alors repris l’entreprise de vente de matériaux de constructions de notre demi-frère. Lui, il était gravement atteint par le diabète ; et il était devenu presqu’aveugle. Ali a donc pris la direction de ses affaires. Il conduisait des camions pour approvisionner les chantiers. Comme il avait travaillé tout jeune dans la construction, il connaissait bien le secteur.
C’était une période où il vivait un réel bonheur, avec sa femme et sa petite fille.
Jusqu’en novembre 2006 ; jusqu’au 3 novembre, quand on est venu l’arrêter…
CMO– Par les autorités espagnoles ?
F. AARRASS – Oui, par la police espagnole…
CMO– C’est là que tout bascule… Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’on lui reproche ?
F. AARRASS – D’abord, il est emmené à Madrid, dans un centre pénitencier ; et on l’accuse d’avoir participé à un trafic d’armes. On l’interroge pendant trois jours ; plusieurs juges l’interrogent et, finalement, ils déclarent qu’il n’y a aucune charge contre lui et qu’il peut être libéré sous caution.
La caution se montait à 26.000 euros ; mon père a vendu un de ses terrains pour la payer. Et mon frère devait rester à Melilla ; il ne pouvait pas quitter l’Espagne et devait se présenter chaque semaine aux autorités à Melilla.
Il a continué à travailler… Le 1er avril 2008, ils sont venus l’arrêter à nouveau, sur son lieu de travail. Et, là, c’est le cauchemar qui commence…
CMO– Ce sont toujours les Espagnols ?
F. AARRASS – Oui, et il est encore emmené à Madrid ; mais, cette fois, il est mis en isolement presque complet, 23 heures sur 24. Et, pour le peu qu’il pouvait en sortir, il nous a dit qu’il ne préférait pas… Parce que c’étaient toujours des humiliations, des brimades, des insultes…
On l’emmenait dans une petite cour où, de toute façon, il n’y avait pas de soleil ; mais, le problème, c’était quand on le ramenait en cellule : on le soumettait systématiquement à une fouille complète et très dégradante… Vous voyez… Le garde l’insultait en enfilant ses gants ; il lui disait : « Moro de mierda ! » (« Sale bougnoule ! »), « Regarde ce que tu m’oblige à devoir faire ! » Alors, il préférait ne plus aller à la cour…
CMO– Combien de temps est-il resté ainsi en isolement complet ?
F. AARRASS – Deux ans et huit mois !
CMO– Mon Dieu… Toujours à Madrid ?
F. AARRASS – Non… De Madrid, il a été emmené à Badajos. Il m’a dit que c’était le pire ! Puis ils l’ont déplacé à Algésiras. On le rapprochait petit à petit du Maroc...
Lien(s) utile(s) : Le Courrier du Maghreb et de l'Orient
© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (www.pierrepiccinin.eu)