D’Angelo & The Vanguard « Black Messiah » @@@@@
Sagittarius Laisser un commentaireCes soixante-douze heures où tout a changé. Il y a eu d’abord le 12 Décembre teaser du single « Sugah Daddy« , puis l’extrait entier sur le site de Red Bull et l’annonce qui nous a tous cloué : Black Messiah de D’Angelo arrive, non pas dans plusieurs mois, mais la semaine suivante. L’engouement général est immédiat et ne s’est pas arrêté à l’heure où sont écrites ces lignes. Lundi 15 Décembre le troisième album du chanteur nusoul est disponible sur les sites de streaming, et le verdict est unanime, effaçant l’appréhension qu’une attente de quatorze ans a pu causer.
Quatorze ans, ça paraît si loin. Le souvenir de Voodoo est toujours très présent dans les esprits des amoureux de Nusoul, de D’Angelo. L’impact de ce chef d’oeuvre n’est pas évident à mesurer encore aujourd’hui. La chanson et les images du clip de « Untitled » sont dans toutes les mémoires. Puis d’un coup, Michael Eugene Archer a disparu des écrans après le succès critique comme commercial de ce second album légendaire. La peur de ne pas assumer sa célébrité planétaire ? Ce fut pour lui le début d’une descente aux enfers. Lui et sa compagne, la chanteuse Angie Stone (qui ne supportait plus d’être dans l’ombre de l’aile de l’ange), se séparent. Pire, il prend volontairement du poids pour tuer son image de sex-symbol et se coupe totalement du monde, de son entourage, et de sa maison de disque, tant qu’à faire. Infréquentable, D’Angelo s’abonne alors dans les colonnes de faits divers, rencontre des problèmes d’alcool, de drogue, passe par la case « cure de désintox », le plus embarrassant étant ces avances à une agent de police (habillée en prostituée dans le cadre d’une opération), ce qui lui a valu une nouvelle arrestation, c’était à New-York en 2010.
Il réapparaît toutefois durant cette interminable période sabbatique, très rarement mais sûrement. Ses apparitions, situées chronologiquement entre 2006 et 2008, se comptent sur les doigts d’une main, mais comptent quand même, ça valait leur pesant d’or. Moments fugaces et magiques, il fallait savourer chaque milliseconde lorsque D’Angelo prêtait sa voix si particulière lors de ses featurings aux côtés de Roy Hargrove, Common et J Dilla (l’émouvant « So Far To Go« ), Snoop Dogg (« Imagine« , là aussi décisif sur ce morceau produit par Dr Dre) et de son vieil ami Q-Tip pour faire rejaillir l’esprit Native Tongue sur « Believe« . Ceci rassurait sur un point : autant le chanteur est devenu physiquement méconnaissable, sa voix, elle, est demeurée intacte. Le processus de ce retour a pris énormément de temps, depuis 2010 que les rumeurs d’un troisième album sorte un jour ou l’autre étaient lancées sur MySpace. Des gens parlaient de ci ou ça, mais jamais l’intéressé, pas la peine de revenir sur tout le lot de spéculations qui a commencé à cette période extrêmement floue dont le seul élément à peu près concret qui en est ressorti était un bootleg de James River, le nom dudit projet.
Quand soudain, une tournée européenne est annoncée pour début 2012, la perplexité est de mise et les questions fusent. Pourquoi en Europe d’abord? Ne va-t-il pas annuler son avion au dernier moment? Y aura-t-il des chansons inédites? La vraie question était par dessus tout : aura-t-il retrouvé son physique d’esthète d’autrefois ? C’était trop beau, et pourtant, c’était vrai. On assistait sans le savoir cette année-là à une véritable résurrection. De sacrés veinards ceux qui ont pu le voir à ces dates. On s’est pincé plusieurs fois, secoué la date à de nombreuses reprises, et c’était réel. Il aura fallu attendre deux minutes pour les annonces d’un nouvel album reprennent, on garde en tête cette phrase de Questlove (batteur des Roots) qui déclarait que l’album était « prêt à 97% ». Le temps montra qu’il a fallu s’armer d’une triple couche de patience, car deux années auront été nécessaire pour combler les trois pour-cents restant. Une autre annonce au début de l’année confirmait l’arrivée imminente de ce fameux album… Sans doute a-t-on préféré ne pas trop y croire… à tort.
Ce 15 Décembre 2014 fut l’avènement d’un très grand album de Nusoul, ou de Soul simplement. Black Messiah de D’Angelo. Inutile de le nier. Tous les doutes et appréhensions se sont estompés au fil d’écoutes prolongées. Notons que quelques-unes des douze chansons ont été interprétés en live pour son grand retour en 2012 (« The Charade« , « Sugah Daddy« ), des vidéos amateurs des chanceux qui ont pu le voir sur scène en attestent. Une en particulier, « 1000 Deaths » a été enregistré en 2010 quand l’album devait encore s’appeler James River. Bref, tout s’évapore, rien n’a plus d’importance que ce bon Dieu d’album. Hop, assez tourné autour du pot, go: « Ain’t That Easy« . Claque magistrale, et pas que ces caisses qui nous giflent les tympans. Voodoo ne paraît plus si lointain, comme si un trou de ver a relié ces deux albums. « Shut your mouth and focus on what you feel inside » nous assène-t-il dans un grondement de guitare électrique. Même pas la peine de nous le dire mais message reçu 5/5 ! Que c’est bon, que ça fait du bien ! Sacrés musiciens cette bande de Vanguard, ils vont nous en mettre plein les oreilles tout du long. On hésite à mettre ce premier titre sur ‘repeat’ mais la tentation de découvrir les autres chansons est bien trop grande.
« 1000 Deaths » est plus rugueux dans ses basses, mais il faut d’abord écouter sans broncher le discours de l’activité noir feu Khalid Abdul Muhammad. C’est dans cette nappe de sons qui balancent dans les graves et ce coup de baguettes énervé que résonne la voix de D’Angelo comme si elle nous parvenait d’un porte-voix. Les paroles forment l’hyperbole décrivant quand D’Angelo a rassemblé ses forces psychologiques au plus profond de lui-même pour revenir sur le devant de la scène avec panache. Son cri après le second couplet transmet toute cette rage et cette libération des chaînes de l’enfer pour remarcher vers le droit chemin. La spiritualité de ce morceau se retrouve sur « Prayer« , dans une vibe plus psychédélique mais toujours du très très lourd musicalement parlant (ces basses qui nous enlisent littéralement!). Fallait-il douter son talent divin pour la musique? Il répond avant qu’on se pose la question avec « The Charade » (coucou Questlove dans l’assistance), la meilleure ballade que Prince n’ait jamais faite depuis dix ans. D assume pleinement ses influences et tant mieux, c’est un bel hommage qu’il rend à l’un de ses maîtres.
Enfin, ce « Sugah Daddy« , plus léger dans l’esprit, n’est pas moins un jam ultra-efficace. C’est à ce moment qu’on réalise que la sensualité qui se dégage des instruments qu’il joue et de l’envoûtement de son falsetto n’est en rien inaltéré. C’est pourquoi à quarante ans et malgré quelques stigmates de sa maltraitante physique, D’Angelo peut se permettre de tapoter sur le genoux et dire « viens voir papa D’Angelo, il va s’occuper de toi comme il se doit ». Magnétique avec un claquement de doigt. Q-Tip a co-écrit ce morceau, il avait filé un coup de plume sur « Ain’t That Easy » aussi. L’autre main qui a écrit avec celle de D’Angelo est Kendra Foster des Funkadelic. On pourrait écouter pendant des heures ses ballades amoureuses comme ce délicat soupir qu’est « Really Love« , la douceur des violons, cet air de guitare sèche… et « The Door« , bien que moins inspiré. S’il y a un seul titre dont Black Messiah pourrait se passer, ce serait celui-ci. Mais trop tard, impossible de l’imaginer sans.
C’est un vrai bonheur d’écouter « Back to the Future« . Il est un peu normal d’être dérouté par l’utilisation d’un banjo au début mais il renforce ce sentiment de proximité avec la musique D’Angelo. Je parlais tout à l’air de « trou de ver » entre Voodoo et Black Messiah. « Traveling at the speed of light and then/ At the same time I’m in the same spot too/ The room was kept in/‘Bout the same way you left it ». En fait, D’Angelo n’a pas changé, sa musique Nusoul non plus, c’est un retour des choses vers leur état naturel. Ce sentiment que l’on éprouve est à la fois de la nostalgie, ce retour aux sources salutaire que le chanteur évoque et qui donne cette fort agréable impression de confort retrouvé. A ce propos sur la seconde partie du morceau on reconnaît en fond l’air de « Left & Right« . Et qu’est-ce qu’on kiffe ce swing… Après « 1000 Deaths » et ce titre, D’Angelo fait la promesse à son âme de ne plus se faire du mal et resombrer. « Betray My Heart » est un serment, le tout dans une ambiance jazzy entraînante, intimiste et chaleureuse.
Roots, funky, spirituel, libérateur, avec de parfaites imperfections, Black Messiah est une oeuvre qui inspire. C’est un album, un très grand album, qui redonne espoir et d’où le peut puiser de la force. D’Angelo revient de très très loin, de part ce qu’il a traversé et dans le temps. Cela fait sens que cette sortie coïncide avec les événements tragiques et les protestations qui se sont déroulées aux Etats-Unis contre les violences policières, la pochette immortalise cette période que nous vivons actuellement. On pourrait y trouver une filiation avec Things Fall Apart des Roots. C’est un album qui a une conscience politique et sociale, humaine pour ainsi dire, qui rejaillit sur « Till It’s Gone » à la manière d’un Marvin Gaye sur « What’s Going On » quand il s’interroge sur l’avenir. « Question ain’t « do we have resources to rebuild? »/It’s « do we have the will? ». Le final « Another Life » se passe de commentaire, il laisse sans voix, comme ce fut le cas de « Next Lifetime » d’Erykah Badu. Le début de quelque chose de nouveau, dans la continuité de Voodoo.
D’Angelo aura beau dire en toute humilité que non mais en fait, si, le Black Messiah, c’est bien lui.